Sansbut, mais pour donner un sens à ma vie, Et pour libérer la belle Jérusalem, je suis parti. Dans ce désert sans fin je me suis perdu. Puis m'arrêtant dans cette oasis, je t'ais vue . Un regard d'ange, aussi belle qu'une déesse. Mon c¿ur a chaviré, mais dans la tristesse. Car je devais poursuivre mon chemin. Et ne plus te voir le
Providedto YouTube by IDOLAdieu, je pars · Marcel MerkesPaulette Merval & Marcel Merkes (Collection "Les voix d'or")℗ Marianne MelodieReleased on: 2008-01-0
Ecrireun texte d’adieux ou dire au revoir avec un beau message original. Ces modèles de textes d’adieu sont des idées de messages, citations, de poème et de sms d’adieux humoristiques amicaux ou tristes ainsi que des textos à bientôt pleins d’originalité. Carte pour dire adieu avec une belle citation d’adieux.
Àceux qui sont partis sans pouvoir dire adieu. Ceux qui ne sont plus dorment au plus profond de notre cœur mais leur absence continue d’être une abîme de douleur dans notre mémoire : ils sont partis sans que l’on puisse leur dire adieu, sans un “je t’aime” ou même sans un “pardon”. Cette angoisse vitale rend le processus de
Lesyeux ouverts, vous semblez me dévisager. Oubliant votre maladie, vers vous j'accours ! Un sourire m'accueille et le temps passe, trop court ! Insouciante, petite enfant, je pars manger, Sans songer un instant que vous pouvez mourir. Mais aujourd'hui, c'est l'heure, Dieu vous appelle. Adieu donc, Papa ! Que votre figure est belle ! Reflet de votre sainteté, je vous admire, Image bien
svmbTLj. 9 mars 2015 1 09 /03 /mars /2015 1702 Je m'en veux j'ai encore été poser mes pieds chez Paul Edel, alors que... Je ne comprends toujours pas ou bien, j'ai peur de trop comprendre ce qui s'est passé avec ce type, enfin, cet "homme de lettres" à croire que les hommes de l'être ne sont, en fait, que ceux de l'avoir.
Et déroulent en paix leurs majestés sereines. Ils s'égarent souvent dans l'ombre des grands bois, Et leur voix se confond avec les mille voix Qu'étouffe la forêt sous ses voûtes obscures. Alors, pour assoupir et mêler les murmures, Les cèdres du rivage inclinent leurs fronts noirs ; De l'un à l'autre bord, comme des encensoirs, Les lianes en fleurs lançant leurs girandoles, S'enlacent sur les flots en obscures coupoles. Mais est-il un seul lieu sur la terré, ô Kachmir ! Qui vaille ta vallée et ton ciel de saphir ? L'Himalaya, debout près de toi, te protège, Et sur tes horizons dresse son front de neige ; Et les vents du tropique, en passant sur tes fleurs, Chargent leurs ailes d'or de magiques senteurs. C'est là, parmi les fleurs, sous la brise embaumée, Qu'Euphorion ouvrit sa paupière charmée. Saluant la lumière, il contemple, ébloui, Les changeants horizons qui s'ouvrent devant lui, Et jette, en secouant l'or de sa chevelure, Un caressant sourire à toute la nature, Et ses ailes d'argent volent d'un libre essor Dans les airs ruisselants d'azur, de pourpre et d'or. C'est l'heure où le soleil, sous sa voûte profonde, Baigne la terre en fleurs dans sa lumière blonde ; Le lac, les champs féconds, les bois mystérieux, Nagent dans l'éther calme en souriant aux cieux. Et la vie en tous sens frémit, filtre et serpente, Flot mobile et fécond, sève luxuriante, Long torrent de parfums, de lumière et de bruit, Qui fermente et bouillonne, eu fleurs s'épanouit, S'exhale en chants d'oiseaux, coule en flots, monte en gerbes ; Insectes scintillants, reptiles sous les herbes, Fleurs dans les champs, poissons nacrés dans le flot clair, Bruissement de l'eau, bourdonnement de l'air ; VA du lac de cristal, de la plaine dorée, De la forêt touffue, obscure, enchevêtrée, L'hymne de volupté, s'échappant à la fois, Au ciel immaculé monte par nulle voix Peuple des airs, des eaux, des champs, des bois pleins d'ombre, Créatures sans nombre, Sous le dôme infini des grands cieux étoiles Chantez, aimez, volez. Que tout être s'abreuve aux sources d'où ruisselle La vie universelle ! Flux et reflux, naissance et mort, fête éternelle Où tous sont appelés ! Étoiles d'or, mêlez en rondes cadencées Vos courbes enlacées ; Mondes errants, suivez vos guides dans les d'eux ! Sur leurs fronts radieux, Comètes, déroulez comme des auréoles Vos vagues paraboles ! Choeurs alternés du ciel, entretiens sans paroles, Appels mystérieux ! Croisez-vous, circulez, effluves électriques, Dans les champs magnifiques De l'impalpable éther, dans les gouffres profonds De la terre et des monts ! Glissez, coulez, versez dans les bois, dans les plaines, Vos ardeurs souterraines, Que la terre, sentant vos flammes dans ses veines, Ouvre ses flancs féconds ! Fraîche haleine des fleurs, parfums, caresses molles Que voilent leurs corolles, Voix des grands palmiers verts échangeant leurs baisers Dans les vents embrasés ; Roucoulements d'amour, soupirs des tourterelles, Doux frémissements d'ailes, Volez, suspendez-vous sur les brises nouvelles, Murmures apaisés ! Volupté ! volupté ! source de toute vie, La nature ravie T'appelle ! La vois-tu palpiter et frémir Sous l'éternel désir ? Mêle encor, pour noyer notre soif haletante, Dans ta coupe énervante Tes magiques poisons, et la sève brûlante Du fruit qui fait mourir ! Les êtres tour à tour meurent sous ton étreinte, Mais toi, volupté sainte, Tu rejettes, ainsi que des jouets brisés, Tes amants épuisés. Les générations de toute créature Passent comme un murmure, Mais la toute-puissante, immortelle nature Renaît sous tes baisers ! EUPHORION. Tes esclaves sans nombre attendent, o nature ! La part de volupté que ta main leur mesure ; L'hymne sans fin vers toi s'élève que te sort, A toi, bercée aux chants de cette cour joyeuse, O nature orgueilleuse ! Une note de plus dans ce vaste concerta Assez d êtres salis moi t'obéissent, o reine ! Et se courbent devant ta force souveraine ; Je ne puis m'atteler à ton char triomphal. Brisant les chaînes d'or que ton orgueil me rive, Par ma force native Je veux prendre mon vol vers le monde idéal. Jusqu'au terme rêvé je tracerai ma voie, Loin des torrents d'amour où leur force se noie,. Loin de ce tourbillon qui les emporte tous, Et je saurai, du ciel traduisant le mystère, Faire voir à la terre Des formes de beauté dont Dieu sera jaloux. Dans ce monde de l'art, plein de clartés sereines, Sans trouble j'entendrai les chants de tes sirènes ; Leurs fascinations ne pourront m'éblouir. Toujours dans le miroir uni de ma pensée Leur image tracée En poèmes de marbre ira s'épanouir. Ainsi, pour pénétrer dans la sphère divine, Euphorion chassait du fond de sa poitrine Le désir du bonheur qui ne dure qu'un jour. Sans le connaître encor repoussa-t-il l'amour, Ou bien méprisa-t-il des voluptés conquises ? Je ne sais car il est des âmes indécises Pour qui l'amer dégoût devance le plaisir, Et chez qui l'espérance émousse le désir. Cependant, comme si la nature éternelle Voulait le retenir et l'enchaîner près d'elle. Un chant d'adieu, vers lui par la brise emporté, S'envola, triste et doux comme une nuit d'été Adieu ! plus mollement que ne fait la liane Qui serpente et qui glisse entre les bananiers, Et plus étroitement que le flot diaphane Qui caresse tes pieds, Dans une étreinte ardente, entre mes bras d'ivoire Je voulais t'enlacer ; je voulais t'endormir Aux effluves d'amour de ma prunelle noire, Et je voulais t'offrir Mille bonheurs rêvés où le désir succombe, Philtres qui font aimer, chansons, parfums des fleurs, Sourires amoureux et baisers de colombe, Enivrantes langueurs ! Mais je te souriais en vain dans d'autres voies L'orgueil t'égare, et moi, tu me fermes tes bras, Tu t'éloignes, murant ton âme aux saintes joies Que tu regretteras. Adieu ! la vie est bonne, et tu l'as repoussée ; Tu foules sans regret les pauvres fleurs d'un jour ; Insensé ! pour régner seul avec ta pensée Tu repousses l'amour ! II. Hélios, rayonnant dans le calme empyrée, Sur les monts, sur la plaine et sur la mer sacrée, Darde ses flèches d'or, et du splendide azur Sur la terre d'Hellas tombe un jour large et pur. Les grands nuages blancs qui dans l'air vierge glissent Comme des blocs de marbre au soleil resplendissent. Dans l'éther inondé de sereines clartés Se dressent hardiment les grands angles sculptés Des îles, des rochers et des saints promontoires. La mer, qui se déroule en vastes nappes noires, Reflète en son cristal, profond comme les cieux, Le tableau varié, sévère, harmonieux, Des temples, des cités, des vaisseaux et des îles Partout de purs contours et des lignes tranquilles, Tout chante, l'air, les bois et le flot argenté, Tout est force et jeunesse, harmonie et beauté. La trirème longeant le vieux rocher d'Égine Conduit Euphorion vers la cité divine Qui garde le beau nom de Pallas Àthéné. Là, sous l'oeil protecteur des dieux d'Homère, est né Pour l'orgueil de la Grèce et le bonheur du monde, Un peuple libre, enfant de la terre féconde, Fort, puissant, créateur de types immortels. Aux grèves d'Eleusis, où veillent les autels Antiques, vénérés, de la Grande Déesse, S'exerce aux jeux sacrés la robuste jeunesse ; Les couronnes, les cris, volent de toutes parts, Et sous Tardent soleil reluit l'airain des chars. Puis tous les forts lutteurs, aux membres frottés d'huile, Par les champs d'oliviers se pressent vers la ville Sur leurs chevaux aux pieds ailés, précieux don Qu'au peuple de Cécrops accorda Poséidon. Euphorion les suit jusqu'à l'antique enceinte Des murs cyclopéens ; de l'Acropole sainte Tout ton peuple, ô Pallas ! gravit les blancs degrés. Les vieillards au pas lent, du peuple vénérés, Augustes, le front ceint de bandelettes blanches, De l'olivier sacré tiennent en mains les branches ; Et les beaux enfants nus, de myrte couronnés, Conduisent en chantant les grands boeufs destinés A la sainte hécatombe, et portent les amphores. Des corbeilles en mains, les blanches canéphores Jonchent le sol de fleurs, et leur robe de lin Sous ses plis gracieux voile leur corps divin. Et la flûte et la lyre aux chants sacrés s'unissent ; Des temples spacieux les portiques s'emplissent, Puis les adolescents apportent sur l'autel Le vin, les fruits choisis, la farine et le miel ; En l'honneur des grands dieux le sang des taureaux fume, Et sur le trépied d'or l'offrande se consume. On présente à Pallas un voile merveilleux, Splendide, où sont tracés les grands combats des dieux Là, les spectres sans nom dont la terre s'étonne, Les Titans, aux replis de dragons, la Gorgone Pale, avec ses cheveux serpents et ses regards Qui changent l'homme en pierre, et les monstres pars Nés du sein trop fécond de la Terre irritée, Géryon, Échidna, l'Hydre, Python, Antée, Se dressent menaçants contre les dieux du ciel. Mais eux, calmes et forts, au gouffre originel Replongent les enfants de l'Érèbe, et la terre Bénit le règne heureux des dieux de la lumière. Du voile précieux Pallas reçoit le don. Et sourit à ses fils du haut du Parthénon. Sagesse antique ! ô toi qui jaillis tout armée Du large front de Zeus, la ville bien-aimée N'a-t-elle pas payé tes soins et ton amour ? Pour elle, de l'Olympe oubliant le séjour, Tu lui donnas ton nom, ta force et ta science, Et l'olivier sacré, nourricier de l'enfance, Symbole de la paix et des arts créateurs. Quand l'Asie épancha ses flots dévastateurs, Les champs de Marathon, les flots de Salamine, Reconnurent le bras et l'égide divine Qui briseront jadis la force des Titans. Mais, à leur tour, Pallas, tes fils reconnaissants Élevèrent pour toi le plus divin des temples, Sublime piédestal, trône d'où tu contemples Ce peuple glorieux qui montre à l'avenir Jusqu'à quelle hauteur l'homme peut parvenir. Un jour pourtant, pleurant leur force et leur jeunesse, Les dieux de Phidias, les grands dieux de la Grèce, Joncheront de débris le temple délaissé. Mais l'art sacré renaît où ton souffle a passé, Sainte Hellas ! Ton génie, allumé comme un phare, Sur les siècles nouveaux, plongés dans l'ombre avare. Rayonne ; à son aspect se disperse et s'enfuit Le cortège effaré des démons de la nuit. Cependant, s'inclinant vers Delphes la divine, De ses derniers rayons le soleil illumine Les colonnes de marbre et les frontons sacrés Le couchant, resplendit de nuages pourprés. Euphorion, debout devant le saint portique, Embrassant du regard les plaines de l'Attique, Et le Pyrée aux cent trirèmes, et la mer, Le front penché, s'écrie, en proie au doute amer Ce qu'en vain j'ai cherché dans l'immobile Asie O race créatrice entre toutes choisie, Répondez, fils d'Hellas, cet idéal rêvé, Me le donnerez-vous, et l'avez-vous trouvé ? CHŒUR STROPHE I Fils d’Hélène, tu vois la féconde patrie Dos dieux et des héros, Hellas, riche en coursiers Ce fleuve est l’Ilyssos, cette plaine fleurie, La terre de Pallas, fertile en oliviers. La, les murs dos cités naissent au son des lyres, Et, du sein de la mer divine, aux matelots, Souvent Aphrodite, déesse des sourires, Dans sa conque marine apparaît sur les flots. Là, les murs des cités naissent au son des lyres, Les joncs ont des soupirs, et les chênes des bois De prophétiques voix. ANTISTROPHE I Les dieux olympiens, par un divin mystère, Unissent, dans leurs mille hymens, la terre aux cieux, Et les héros, dompteurs des monstres de la terre, Dans l’Olympe étoile règnent parmi les dieux. Comme des cygnes blancs, en troupes vagabondes, Leurs constellations, pendant les nuits d’été, Guident les matelots ; les Néréides blondes, Dans la mer où naquit Cypris Aphrodite, Comme des cygnes blancs en troupes vagabondes, Dénouant leur ceinture et leur robe aux longs plis, Daignent leurs flancs polis. EPODE I Sur les sommets sacrés des blanches acropoles, L’œil indulgent des dieux Contemple chaque jour des danses et des jeux. La sagesse sourit en gracieux symboles Dans les temples de marbre aux grands frontons sculptés, Sur les sommets sacrés des blanches acropoles, D’où les dieux protecteurs veillent sur les cités. STROPHE II Aux rhythmes cadencés des graves mélodies, Quand Sappho de Lesbos, reine des chants d’amour, Conduit, la lyre en main, les blanches théories, Les danses et les chœurs s’enlacent tour à tour. Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, Les mères, aux sculpteurs, prêtres de la beauté, Montrent pieusement le corps des vierges nues, Thème religieux pour un hymne sculpté. Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, Lu temple avec respect garde dans son trésor Phryné sculptée en or. ANTISTROPHE II Contemple les lutteurs dans le stade olympique ; La Grèce honore en eux la force et la beauté, Et chante, par la voix de l’Ïambe tragique, La lutte du destin et de la volonté. Aux fêtes d’Eleusis et des Panathénées, Avec les noms des dieux du divin Parthénon, Le peuple chaule, au son des flûtes alternées, Les noms d’Harmodios et d’Aristogiton. Aux l’êtes d’Eleusis et des Panathénées, Les tyrans savent bien que des glaives vengeurs Se cachent sous les fleurs. EPODE II Couronne-toi de myrte aux l’êtes de la Grèce, Répète les accents Des vierges au long voile et des adolescents. L’éternelle beauté vient des dieux ; pour prêtresse Elle a la poésie aux accords inspirés. Couronne-toi de myrte aux tètes de la Grèce, Fils d’Hélène, en chantant sur les modes sacrés. EUPHORION. J’ai souvent invoqué, sur les saintes collines, Le chœur mélodieux des muses, que conduit Loxias Apollon, roi des strophes divines ; Et j’ai chanté l’amour, la jeunesse qui fuit, Et les combats sanglants, et Pergame détruit. J’ai souvent adoré, dans le marbre captives, Les images du ciel que l’art dérobe aux dieux ; J’ai demandé l’oubli des heures fugitives A ce monde idéal qui révèle à nos yeux Comme un reflet lointain de la splendeur des cieux. Poétique rivage, où le flot qui soupire Jette aux vents embaumés des mots harmonieux ; Cortège insouciant des dieux fils de la lyre, Blanches villes de marbre aux noms mélodieux, Peuple sacré d’Hellas, recevez mes adieux. Le spectacle du mal venait troubler ma vie ; J’ai vu ceux qui souffraient dans l’ombre, et j’ai prié Pour le faible, l’enfant, l’esclave qu’on oublie, Et mon cœur s’est rempli d’une immense pitié ; Mais vers le ciel d’airain vainement j’ai crié. Que me fait votre gloire indifférente et fière, Dieux heureux, qui toujours protégez les plus forts ? Je ne veux plus offrir mon culte et ma prière Qu’à celui qui promet le pardon au remords, A la faiblesse un juge, une espérance aux morts. J’irai dans les déserts emplis d’échos mystiques, Sur le sable épeler les traces de ses pas, Et j’attendrai, courbé sous les vents prophétiques, L’idéale beauté, sans modèle ici-bas, Que tous vos dieux heureux ne me donneront pas. LE CHŒUR. Hélas ! hélas ! au lieu des chansons et des danses, Quels flots de pleurs versés ! Quels cris d’angoisse au lieu des plaisirs repoussés ! Remords que rien n’efface, inutiles souffrances, Longs soupirs, lourde croix, Et l’éternel regret des rêves d’autrefois. Les dieux vaincus, pendant la nuit impure et douce, Aux saintes visions Mêlent l’attrait vengeur de leurs tentations. La prière ? Malheur à toi ! Dieu te repousse, Et laisse aux cœurs brisés Un crucifix muet, froid sous leurs longs baisers. A ces mots, au moment de reprendre sa route, Euphorion hésite au carrefour du doute, Et, pensif, devant Rome il s’arrête un instant Pour saluer encor le vieux monde en partant. Il est nuit Rome dort, sereine et reposée ; Le Forum est désert ; le sol du Colysée Boit le sang répandu dans les jeux du matin ; La lune disparaît derrière l’Aventin. Chaque temple a fermé sa porte aux yeux vulgaires, Mais les initiés célèbrent leurs mystères, Et leur prière, avec l’encens des trépieds d’or, Dans l’air silencieux vibre et s’élève encor. Non loin d’eux cependant, au fond des catacombes, Devant un simple autel qui n’a pas d’hétatombes, Au milieu des tombeaux, tout un peuple à genoux A leurs hymnes joyeux mêle un chant triste et doux. Et l’écho, recueillant les notes dispersées, Réseau mélodieux de strophes enlacées, Forme de ces deux voix un accord solennel Dans un hymne commun s’élevant vers le ciel I Vénus ! reçois nos vœux ; les heureux sont tes prêtres ; Tu souris, et l’amour enivre tous les êtres ; Les fleurs de l’été germent sous tes pas. II Dieu mort pour nous, qui fis une vertu des larmes, Quand on souffre pour loi la douleur a des charmes L’homme f oublîrait s’il ne souffrait pas. I O Vénus ! à toi les nuits embaumées, Les danses au bruit des chansons aimées, Les roses de Pœstum autour des coupes d’or. II Tu bénis, ô Christ ! les rochers arides Où l’âme des saints, dans les Thébaïdes, S’épure, et vole à toi d’un plus sublime assor. I O Beauté divine, ô reine suprême, O mère de l’amour et de la volupté ! Appelle, on te suit ; souris, et Ton t’aime, O parure des dieux, ô divine Beauté ! II Virginité sainte, o blanche couronne ! Vêtement de lumière aux anges emprunté. Que l’homme n’eût pas conquis, que Dieu donne, Parfum des lis du ciel, sainte Virginité ! I Larmes de volupté, sanglots des nuits heureuses, Étreintes, soupirs, baisers sur baisers ! II Larmes du repentir, baume des cœurs brisés, Pleurs des longues nuits, tristesses pieuses ! I Plaisir ! roi du monde et dompteur des dieux, Règne sur nos cœurs comme dans les cieux, Et toi, vole moins vite, ô char muet des heures ! II Douleur, ô baptême, ô suprême loi ! Heureux qui s’élève, épuré par loi, Loin du plaisir impie, aux célestes demeures ! I Trop tôt viendra l’hiver, et puis la longue nuit ; Oublions ; fêtons bien la jeunesse qui fuit Et n’attristons pas la saison des roses. II Toute chair a sa croix et tout être gémit Espérons, car la mort est proche, et Dieu la mit Pour terme suprême aux larmes des choses. I Quelques jours encore, ô nuit du tombeau ! La lumière est si douce et la vie est si belle ! II Ange de la mort, prends-nous sous ton aile, Quand on s’endort en Dieu, le réveil est si beau ! Comme un son de cristal qui meurt dans l’air sonore, Se turent les deux voix au réveil de l’aurore. Euphorion longtemps encor suivit, rêveur, Cet écho des deux voix qui luttaient dans son cœur ; Puis, poursuivant le cours de son pèlerinage, Il alla se mêler aux peuples d’un autre âge, Sans détourner les yeux, de peur de regretter Le facile bonheur qu’il venait de quitter. PARABASE. LA DERNIÈRE NUIT DE JULIEN. JULIEN. Par-dessus tous les dieux du ciel et de la terre, J’adore ton pouvoir immuable, indompté, Déesse des vieux jours, morne Fatalité. Ce pouvoir implacable, aveugle et solitaire. Écrase mon orgueil et ma force, et je vois Que l’on décline en vain tes inflexibles lois. Les peuples adoraient le joug qui les enchaîne, Rome dormait en paix sur son char triomphal. Des oracles veillaient sur son sommeil royal. Maintenant du destin la force souveraine Brise le sceptre d’or de Rome dans mes mains. Et Sapor va venger les Francs et les Germains. J’ai relevé l’autel des dieux de la patrie, Et j’aperçois déjà le temps qui foule aux pieds Les vieux temples déserts de mes dieux oubliés. Au culte du passé j’ai dévoué ma vie, Bientôt sous sa ruine il va m’ensevelir. Le passé meurt en moi, victoire à l’avenir ! LE GÉNIE DE l’EMPIRE. Ne crains pas l’avenir, toi dont les mains sont pures, O dernier défenseur d’un culte déserté, Qui voulus porter seul toutes les flétrissures Du vieux monde romain, et couvrir ses souillures Du manteau de ta gloire et de ta pureté ! En vain tes ennemis ont voué ta mémoire A l’exécration des siècles à venir ; Le glaive est dans tes mains l’incorruptible histoire Dira ce qu’il fallut à l’amant de la gloire De force et de vertu pour ne s’en pas servir. La fortune rendra blessure pour blessure ; A ces peuples nouveaux, aujourd’hui ses élus, Quand leurs crimes aussi combleront la mesure. Mais mille ans passeront sans laver ton injure, Car Némésis est seule à venger les vaincus. O César ! tu mourras sous une arme romaine. La tardive justice un jour effacera Ce surnom d’apostat que te donna la haine ; Mais le monde ébranlé dans sa chute t’en traîne, Et ton culte proscrit avec toi périra. Et moi, je te suivrai, car je suis le Génie De Rome et de l’empire ; unissant leurs efforts, Tes ennemis, les miens, las de mou agonie, Veulent voir le dernier soleil de la patrie. Cédons-leur, le destin le veut, nos dieux sont morts. III. Maintenant suivez-moi dans les forêts austères, Sous les arceaux dormants des pâles monastères, Dans la sainte Allemagne, à la nuit de Noël. Le vent balaye au loin les nuages du ciel, Et secoue, en versant sa sauvage harmonie, Les vieux troncs dépouillés des chênes d’Hercynie, Et les grands sapins noirs aux rameaux éplorés. Les pâles horizons par la lune éclairés S’enveloppent d’épais brouillards par intervalles, Et la neige, chassée au souffle des rafales, Étend son blanc linceul, froid manteau des hivers, Sur la plaine, les monts et les grands bois déserts. C’est là, loin de la vie et loin des bruits du monde, Sous les abris discrets de la forêt profonde, Que se cache aux regards l’église où, prosterné, . Le peuple saint s’écrie Un enfant nous est né ! » Ainsi qu’un bois touffu, les frêles colonnades Inclinent leurs rameaux et croisent leurs arcades ; Comme autour des vieux troncs, le lierre glisse autour Des piliers élancés et des flèches à jour, Et, comme des sapins, les aiguilles gothiques Dressent dans le ciel gris leurs ombres fantastiques. Écoutez ! l’orgue saint mêle ses mille voix Au bruit du vent d’hiver qui gronde dans les bois. Et les saints dont le front se meurtrit sur les dalles, Ceux dont le peuple baise à genoux les sandales, Car leurs pieds bienheureux touchèrent autrefois Le sol trois fois béni du chemin de la croix ; Les chérubins de pierre aux figures pensives, Les anges flamboyants qui jettent des ogives Un reflet de leur robe aux magiques couleurs Et des rayons de lune épanouis en fleurs, Tous chantent à genoux les célestes cantiques, Et la voûte d’azur pleine d’échos mystiques Redit l’hymne sans fin de l’univers en chœur, Et jusqu’au marchepied du trône du Seigneur Les fléchas, s’élançant ainsi qu’une prière, Portent les mille vœux et l’encens de la terre, Tous nos soupirs mêlés dans un commun soupir, Avec le sang du Christ pour les faire accueillir. LE PRÊTRE. Pécheurs, courbez vos fronts pour toutes créatures La force et la vertu viennent du roi des cieux ; Nul n’est grand, nul n’est saint, nu ! n’est pur à ses yeux. Dieu dans ses anges même a trouvé des souillures, Et sur le lit du mort, à l’instant solennel, Le juste ne sait pas s’il a conquis le ciel. LES ENFANTS. Petit enfant Jésus rayonnant dans tes langes, Les humbles, les enfants dont le cœur est sans fiel, Sont ceux que tu nommas les élus de ton ciel ; Et nous, tes préférés, les bien-ai mes des anges, Devant l’humble berceau d’un enfant comme nous, Nous apportons les vœux de ce peuple à genoux. LES VIERGES. Vierge, étoile du ciel qui luis dans le bleu calme. Notre cœur, pur d’amour humain, dans un couvent, Ainsi qu’en un tombeau, s’ensevelit vivant ; Quel terrestre bonheur vaut l’immortelle palme Que tu nous as promise au ciel, parmi tes lis, A nous qui pour époux avons choisi ton fils ? LES CROISÉS. Nous partons, Dieu le veut ! qu’il bénisse nos armes ; Car au delà des mers nous t’allons conquérir, Cité sainte où pour nous son fils voulut mourir. Nos mères ont mouillé nos casques de leurs larmes Que la mère de Dieu les protège ! Au manoir Plus d’une doit mourir avant de nous revoir. LES ESCLAVES. Seigneur, toi qui promis aux serfs la délivrance, Prends pitié de nos pleurs ! Nous aurions pu changer Les fers de l’esclavage en glaive, et nous venger-, Mais à toi seul, Seigneur, appartient la vengeance. Seigneur, ton fils est mort pour nous aussi ! Pourquoi Nos cris sont-ils si longs à monter jusqu’à toi ? LES ANACHORÈTES. Au désert ! Pour peupler nos nuits de rêves chastes, Pour élever à Dieu nos désirs épurés, Le silence éternel des grands cieux sidérés Et le recueillement des solitudes vastes ! Le siècle est condamné, le monde va finir Au désert, Dieu le veut ! Frères, il faut mourir ! LES MORTS. Nous attendons le jour prédit par les prophètes Où la voix de l’archange éveillera les morts. Seigneur, délivre-nous ! le ver ronge nos corps, La tempête et l’orage ont passé sur nos têtes, L’abîme nous dévore, et de la profondeur De nos tombeaux glacés nous t’implorons, Seigneur. CHŒUR. Les mondes à l’abri de ta toute-puissance Roulent entrelacés dans un ordre éternel ; Sur l’humble fleur des champs et sur l’oiseau du ciel Veille éternellement ta calme Providence Et nous, pour qui ton fils est mort, nous tes enfants, Nous t’implorons en vain depuis plus de mille ans. Seigneur, nous t’adorons le front dans la poussière ; Mais, si tu veux compter nos péchés, qui pourra Soutenir ton regard, et qui te répondra ? Monte vers lui, parfum de l’âme, humble prière ; Montez comme l’encens du soir, larmes des cœurs Qu’abreuve le torrent des célestes douleurs. Et sous les arceaux noirs des longs piliers gothiques, Les soupirs de la foule et l’encens des cantiques Montaient, et tout le peuple agenouillé pleurait, Et l’ éclatante voix de l’orgue saint vibrait. Le prêtre, sous l’azur de la nef constellée, Élevait des deux mains l’offrande immaculée Pourtant Euphorion, devant un noir pilier, Seul debout, mesurant de son regard allier La croix resplendissante aux cent clartés des cierges, Mêlait la voix du doute aux chants d’amour des vierges. L’église frémissait sous ce blasphème impur, Et les anges pleuraient dans leurs niches d’azur Seigneur, pour tes enfants ta justice est bien lente ; N’avons-nous pas assez souffert, assez pleuré, Et ne verrous-nous pas, après mille ans d’attente, Sur la nue éclatante Ton Christ transfiguré ? Seigneur, cette sueur de sang qui nous inonde, N’a-t-elle pas lavé le crime originel ? N’est-il pas temps enfin que ta voix nous réponde ? Le calvaire du monde Sera-t-il éternel ? Humiliant sou front, le sage à la science À préféré la foi ; pour le cloître et ses pleurs La vierge a rejeté l’amour rêvé ; l’enfance T’offre son innocence, L’esclave ses douleurs. Quel souffle loin du ciel chasse donc la prière ? T’endors-tu donc aux chants des séraphins en chœur ? Meurs-tu, pour racheter les fils d’une autre terre, Sur un autre calvaire ? Où donc es-tu, Seigneur ? Non ! le nouveau calvaire où sa tombe se creuse N’aura pas de réveil ni de troisième jour ; Son glas de mort, aux chants de la terre Oublieuse, Dans la nuit pluvieuse Va sonner sans retour. Mais ne le pleurons pas, et comptons ses victimes Tortures, noirs cachots, gibets, bûchers eu feu, Spectres de mort, fuyez dans les sombres abîmes ! Fallait-il tant de crimes Pour condamner un Dieu ? Fantômes de la nuit que chasse la lumière, Fuyez ! Je règne seul sur les cieux agrandis ! Hommage de la peur, silence, humble prière ! Vous, rois et dieux, arrière, Retirez-vous, maudits ! L’orgueil fait dans mou sein frissonner chaque fibre Tombez, fers du captif ! foi de l’enfance, adieu ! Un cri de délivrance au fond de mon cœur vibre Je suis fort, je suis libre, Je suis roi, je suis dieu ! L’église à ces accents s’ébranle ; la nef sombre Tremble sur ses piliers, et des oiseaux sans nombre, Avec les chérubins sculptés aux pendendifs, S’en volant vers le ciel, poussent des cris plaintifs. Le contour vacillant de la voûte étoilée, Comme au miroir d’un lac une image troublée, Comme un palais magique en un rêve trompeur, S’efface et fond en vague et bleuâtre vapeur. Tous les saints des vitraux, tous les anges des voûtes, Dispersés dans les airs, volent par mille routes, Et, suivant du regard leur fuite, Euphorion Entend tomber sur lui leur malédiction Sois maudit ! Tu voudrais porter le poids du monde, Tu voudrais arracher l’image du saint lieu, Tu voudrais vaincre Dieu ! Sois maudit ! Dans la nuit éternelle et profonde, Tu fuiras, à travers la vague immensité Sans cesse ballotté. Tantôt tu lasseras tes ailes déployées, Tournoyant à travers l’immensité du ciel Dans le vide éternel, Et tantôt tu suivras des routes dépouillées Pour vaincre, en un combat sans cesse renaisssant, Un adversaire absent. Tu poursuivras en vain ton long pèlerinage ; Tes genoux s’useront sans trouver jusqu’au soir Un abri pour t’asseoir. Tu vogueras sans but sur des mers sans rivage, Où nul astre ne brille à travers l’air voilé Dans le ciel dépeuplé. Comme sur la montagne, avant sa mort, Moïse Vit les champs réservés à sa postérité, Qui n’avait pas douté, Le fantôme rêvé d’une terre promise Fascine tes regards ; mais tu ne la verras Qu’au jour où tu mourras. Les rayons du matin percent la brume grise ; A là place où la veille était la grande église, La foule, sans abri contre les vents d’hiver, Redemande le toit qui la couvrait hier. Mais bientôt, dispersés dans la forêt obscure, Les sages, à travers les champs de la nature, Vont chercher, pleins d’ardeur, dans des sentiers perdus. L’arbre de la science et ses fruits défendus. Les peuples, sous le vent qui déchire les nues, S’élancent en chantant vers les mers inconnues, Et l’esclave, brisant ses fers, arme son bras Pour la Liberté sainte et les derniers combats. ÉPILOGUE. Un chant de mort. Voici ce que je vis en rêve La nuit couvrait Paris ; sur la place de Grève Ondulait tout un peuple, ainsi qu’aux vents d’hiver Roulent amoncelés les grands flots de la mer. Hais nul bruit ne sortait de cette foule immense, Qui s’agitait avec un effrayant silence Ce peuple n’était pas du monde des vivants. Çà et là je voyais, parmi les flots mouvants, Des nommes au front pâle, à la prunelle ardente, Et dont le cou portait une ligne sanglante. Ces hommes, sérieux, tristes, calmes et forts, Semblaient guider la foule innombrable des morts. J’eus bientôt reconnu les ombres vénérées De nos grands-pères morts dans les luttes sacrées, Et, craignant leur courroux pour nous, leurs fils maudits, Je prosternai mon front contre terre et je dis O nos pères, pardon ! Géants, fils de la terre, Dont les bras entassaient Ossas et Pelions, Quand des dieux oppresseurs l’Olympe solitaire Croulait au vent de feu des révolutions, ………… ………… ………… Alors, pareil au bruit des flots que le vent roule, J’entendis s’élever, de toute cette foule, Un immense sanglot dont le ciel retentit, Puis une voix vibra dans l’air sonore, et dit ………… ………… ………… La vision de mort n’était pas achevée ; Comme un roc noir battu par la mer soulevée, Un immense échafaud dans les airs se dressa, Et l’immolation des martyrs commença. Tous ceux qui, pour le nom de la sainte Justice, Avaient donné jadis leur vie en sacrifice, Venaient de l’Occident, venaient de l’Orient, Les uns en combattant, les autres en priant ; Ceux-ci ; les yeux tournés vers la voûte infinie, Suivaient leur divin rêve à travers l’agonie. D’abord parut le Dieu qu’une Vierge enfanta, Pâle et sanglant, ainsi qu’aux jours du Golgotha ; Puis ceux qu’aux cris joyeux de la foule en attente Les tigres déchiraient sur l’arène sanglante ; Ceux dont les chants de mort, sur les bûchers en feu, Aux hymnes dos bourreaux se mêlaient devant Dieu, Et tous ceux qu’au milieu de tortures sans nombre Les cachots de l’Église étouffèrent dans l’ombre. Les yeux levés au ciel, le pardon dans le cœur, Tous disaient en mourant Mon Dieu, pardonne-leur ! » Ceux-là, libres et fiers, race de Prométhée, Gardaient sur l’échafaud leur colère indomptée, Et pour leur testament léguaient à l’avenir Un glaive avec ces mots Vivre libre ou mourir ! » Mais en vain ils cherchaient dans la foule endormie Une larme, un regard, une parole amie ; Le peuple abandonnait ses défenseurs mourants Et revenait baiser la main de ses tyrans. Les martyrs répondaient à l’insulte, à la haine, En lançant vers le ciel des tronçons de leur chaîne, Et mouraient en chantant l’hymne de liberté, On répétaient tout bas Sainte simplicité ! » Et toujours, cependant, ainsi qu’avant l’automne Tombent les épis mûrs quand la faux les moissonne, Sur le sombre échafaud se pressaient pour mourir Les martyrs du passé, puis ceux de l’avenir. Alors, debout parmi les dépouilles sanglantes, Invoquant les grands dieux des vengeances trop lentes, Euphorion maudit tout le peuple, lançant Aux quatre vents du ciel des gouttes de leur sang Vous avez su mourir, ô Christs de tous les âges ! Mais tous, et même les plus forts, Vous pâlissiez devant l’insulte et les outrages De ceux pour qui vous êtes morts. Demi-dieux rédempteurs, héros du sacrifice, Dans votre nuit des Oliviers, Tous vous disiez Seigneur, détourne ce calice ! » Et tous pourtant vous le buviez ; Et vous leviez les yeux vers les sphères sereines Où brillait votre astre idéal ; Car, par delà ce flot des lâchetés humaines, La croix se change en piédestal, Et le temps ceint vos fronts d’une auréole pure Au jour des tardifs repentirs. Mais ce peuple, qui n’a que l’opprobre et l’injure Pour ses sauveurs et ses martyrs, ………… ………… ………… Alors se confondit la vision nocturne Que sur moi le sommeil évoquait de son urne ; Dans l’abîme sans borne où mes yeux se noyaient, De grands astres éteints çà et là tournoyaient. Comme un vaisseau perdu dans l’Océan des mondes, La terre s’égarait en courses vagabondes ; Le soleil, — oh ! qu’un seul, un seul rayon béni Traversât seulement les champs de l’Infini ! Mais dans les cieux nageait un crépuscule pâle ; Par instants mugissait la lugubre rafale Que Dante vit planer sur les cercles maudits ; Puis un silence morne, et les vents engourdis Laissaient les mers sans vague et de bruine voilées. Cependant, au milieu des plaines désolées, Vibrait comme l’écho d’un mugissement sourd, Et dans l’air sans étoile errait un brouillard lourd. Connue les cris mêlés de mille oiseaux funèbre, Un dernier cri de mort monta dans les ténèbres, Et de l’immensité l’écho le répéta. Alors Euphorion prit sa lyre et chanta Adieu ! tout est fini ! la nuit règne sans borne Sur l’immensité morne, Etne ramènera, ni demain ni jamais, Le soleil que j’aimais. Encore un chant. A toi mes dernières paroles, A toi qui fais pleurer tout ensemble et consoles, O divin souvenir ! Esprit des anciens jours, descends de ton étoile ; Etends autour de moi ton aile d’or, et voile L’implacable avenir. Je regrette ces jours de fraîcheur printanière Où la sainte lumière Montait à mes regards, pour la première fois, La verdure des bois. Oh ! la neige des monts, les torrents, l’ombre épaisse, Fleurs des rives, lotus, gazons verts que caresse Le flot calme et dormant ! Mystères des forets, profondeurs insondées, Où mes ailes d’argent, par les brises guidées, Volaient si librement ! Et puis voici les chœurs, et, dans les plaines blondes, Les danses vagabondes, Et l’incarnation de la sainte Beauté Dans le marbre sculpté, Les frontons blancs, les dieux souriants et sans nombre, La vie heureuse et libre, et les baisers dans l’ombre, J’entends vibrer dans l’air Comme un écho lointain de chansons oubliées, Et frissonner au vent les tresses déliées Des nymphes de la mer. Pendant les longues nuits, au fond des cathédrales, A genoux sur les dalles, J’ai mêlé ma prière et mes pleurs aux soupirs Des saints et des martyrs ; Puis j’ai voulu chercher, dans d’austères éludes, L’arbre de la science, au fond des solitudes Où Dieu l’avait planté ; Et j’ai suivi les pas de la phalange ardente Qui voulait conquérir sur l’arène sanglante La sainte liberté. Toujours devant mes yeux, comme devant les mages, De radieux mirages Brillaient, et je suivais l’astre qui m’avait lui. Mais en vain aujourd’hui, Dans un vague lointain, j’entends chanter les brises Les Edens d’Orient et les terres promises Ne m’attireront plus. Si je priais encore, ô Dieu, que je renie, Je ne demanderais, ô jeunesse bénie ! Qu’un seul des jours perdus. Puisque mes dieux sont morts, qu’au vent de ma pensée Leur cendre est dispersée, Dormons du lourd sommeil qu’en son gouffre béant Nous garde le néant. Là sont les jours pleurés de ma jeunesse morte. Que les peuples nouveaux marchent où les emporte Le muet avenir ! Au linceul du passé couchons-nous en silence ; Dormons sans rêve ; adieu, pièges de l’Espérance, Poisons du souvenir ! Voici la grande nuit. Si jamais, ô mes frères ! Vers de meilleures terres Le souffle de l’Esprit vous emporte, donnez Une larme aux aînés ! Dans ses courses, parfois l’essaim des hirondelles S’arrête, et, près du terme espéré, pleure celles Qui tombent en chemin. O mortels ! suspendez votre course rapide ; Pleurez ceux qui sont morts en rêvant l’Atlantide Où vous serez demain. FIN.
Ensemble nous avons connu, Vécu des jours heureux, Le moment est venu De se faire un dernier adieu, Sans une larme qui coule, Sans détourner les yeux. Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Je garderai jusqu’à l’ultime souffle de ma vie Un souvenir de nous d’un passé tendre et de folie Comme un jardin secret hanté de nostalgie Mon fol, mon fol amour, mon fol amour Ici ou là tant d’aventures on se rencontrera Ayant refait nos vies dans d’autres bras Je revivrai les moments forts d’un passé mort sans toi Sans toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour On peut chasser le passé d’un revers de la main Ni l’effacer de nos pensées Du jour au lendemain l’amour creuse un sillon profond dans les cœurs orphelins Mon fol amour, mon fol amour Mon merveilleux et délirant compagnon de parcours De ces saisons de nos passions Des bons et mauvais jours Qui survivront graver dans le ciment de l’inconscient de nos serments Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Amour tu m’as pris de là les milles choses ignorées Et tu as pris mes années tendres mes belles années Moi souvient t’en, je t’ai aussi, sans rien te demander en retour Tout donner à mon tour, toi mon fol amour, toi mon fol amour Toi mon fol amour, Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour
Balzac Splendeurs et misères des courtisanes Première partie. Comment aiment les filles Une vue du bal de l'Opéra En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quête d'une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flâneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés, le Désoeuvrement lui-même est préoccupé. Le jeune dandy était si bien absorbé par son inquiète recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succès les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée; il devait être le héros d'un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut être comparée qu'à des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions près, à Paris, les hommes ne se masquent point un homme en domino paraÃt ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d'y entrer en sortent aussitôt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit à la porte, dès l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu'il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-même comme un tonneau. Pour tout habitué de l'Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle. En effet, dans la très haute société, personne ne court après d'humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s'étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophé, quelques jeunes s'étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiétude aient pris la même livrée, l'illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l'Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d'intérêts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas être en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprêtés de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si près un homme en bonne fortune, quelques désoeuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguère la misère étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abÃmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rôle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses manières étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l'Opéra. Qui n'a pas remarqué que là , comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'être qui révèle ce que vous êtes, ce que vous faites, d'où vous venez, et ce que vous voulez? - Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut. - Vous ne vous le rappelez pas? lui répondit l'homme qui lui donnait le bras, madame du Châtelet vous l'a cependant présenté... - Quoi! c'est ce fils d'apothicaire de qui elle s'était amourachée, qui s'est fait journaliste, l'amant de mademoiselle Coralie? - Je le croyais tombé trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaÃtre dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du Châtelet. - Il a un air de prince, dit le masque, et ce n'est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donné; ma cousine, qui l'avait deviné, n'a pas su le débarbouiller; je voudrais bien connaÃtre la maÃtresse de ce Sargines, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l'intriguer. Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particulièrement observé par le masque aux épaules carrées. - Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous présenter une personne qui veut renouer connaissance avec vous... - Cher comte Châtelet, répondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. Quoique les journaux aient annoncé ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler à mes amis, à mes ennemis et aux indifférents vous vous classerez où vous voudrez, mais je suis certain que vous ne désapprouverez point une mesure qui me fut conseillée par votre femme quand elle n'était encore que madame de Bargeton. Cette jolie épigramme, qui fit sourire la marquise, fit éprouver un tressaillement nerveux au préfet de la Charente. - Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le pré de sinople. - Furieux d'argent, répéta Châtelet. - Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil écusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d'or de l'Empire qui se trouvent dans le vôtre, au grand désespoir de madame Châtelet, née Nègrepelisse d'Espard..., dit vivement Lucien. - Puisque vous m'avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer à quel point vous m'intriguez, lui dit à voix basse la marquise d'Espard tout étonnée de l'impertinence et de l'aplomb acquis par l'homme qu'elle avait jadis méprisé. - Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j'aie d'occuper votre pensée en restant dans cette pénombre mystérieuse, dit-il avec le sourire d'un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sûr. La marquise ne put réprimer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupée par la précision de Lucien. - Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du Châtelet à Lucien. - Et je le reçois comme vous me l'adressez, répliqua Lucien en saluant la marquise avec une grâce infinie. - Le fat! dit à voix basse le comte à madame d'Espard, il a fini par conquérir ses ancêtres. - Chez les jeunes gens, la fatuité, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur très haut situé; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaÃtre celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection; peut-être aurais-je alors la possibilité de m'amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une méchanceté préparée par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme; son impertinence lui aura été dictée espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. Au moment où madame d'Espard allait aborder son parent, le masque mystérieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire à l'oreille "Lucien vous aime, il est l'auteur du billet; votre préfet est son plus grand ennemi, pouvait-il s'expliquer devant lui?" L'inconnu s'éloigna, laissant madame d'Espard en proie à une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rôle de ce masque, elle craignait un piège, alla s'asseoir et se cacha. Le comte Sixte du Châtelet, à qui Lucien avait retranché son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rêvée, suivit à distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientôt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler à coeur ouvert. - Eh! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien? Il a fait peau neuve. - Si j'étais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, répondit le jeune élégant d'un ton léger mais fin qui exprimait une raillerie attique. - Non, lui dit à l'oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la manière dont il accentua le monosyllabe. Rastignac, qui n'était pas homme à dévorer une insulte, resta comme frappé de la foudre, et se laissa mener dans l'embrasure d'une fenêtre par une main de fer, qu'il lui fut impossible de secouer. - Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous à qui le coeur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l'ouvrage était fait, sachez, pour votre sûreté personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frère que vous aimeriez, vous êtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vôtres. Silence et dévouement, ou j'entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de Rubempré est protégé par le plus grand pouvoir d'aujourd'hui, l'Eglise. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre réponse? Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forêt, et qui se réveille à côté d'une lionne affamée. Il eut peur, mais sans témoins les hommes les plus courageux s'abandonnent alors à la peur. - Il n'y a que lui pour savoir... et pour oser..., se dit-il à lui-même. Le masque lui serra la main pour l'empêcher de finir sa phrase "Agissez comme si c'était lui", dit-il. Autres masques Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand il capitula. - Mon cher comte, dit-il à Châtelet vers lequel il revint, si vous tenez à votre position, traitez Lucien de Rubempré comme un homme que vous trouverez un jour placé beaucoup plus haut que vous ne l'êtes. Le masque laissa échapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien. - Mon cher, vous avez bien rapidement changé d'opinion sur son compte, répondit le préfet justement étonné. - Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, répondit Rastignac à ce préfet-député dont la voix manquait depuis peu de jours au Ministère. - Est-ce qu'il y a des opinions, aujourd'hui, il n'y a plus que des intérêts, répliqua des Lupeaulx qui les écoutait. De quoi s'agit-il? - Du sieur de Rubempré, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le député au Secrétaire-Général. - Mon cher comte, lui répondit des Lupeaulx d'un air grave, monsieur de Rubempré est un jeune homme du plus grand mérite, et si bien appuyé que je me croirais très heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui. - Le voilà qui va tomber dans le guêpier des roués de l'époque, dit Rastignac. Les trois interlocuteurs se tournèrent vers un coin où se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins célèbres, et plusieurs élégants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs médisances, en essayant de s'amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composée se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mêlées de procédés ostensiblement bons et de mauvais services cachés. - Eh! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. D'où venons-nous? Nous avons donc remonté sur notre bête à l'aide des cadeaux expédiés du boudoir de Florine. Bravo, mon gars! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familièrement Lucien par la taille et le serrer contre son coeur. Andoche Finot était le propriétaire d'une Revue où Lucien avait travaillé presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, à cette différence près que le chat de La Fontaine finit par s'apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupé, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. Finot cachait une volonté brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d'une bêtise impertinente, frottée d'esprit comme le pain d'un manoeuvre est frotté d'ail. Il savait engranger ce qu'il glanait, les idées et les écus, à travers les champs de la vie dissipée que mènent les gens de lettres et les gens d'affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force à la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens éminents qui peuvent tout pour la fortune d'autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l'esprit perspicace et juste quand il n'est pas tiraillé par l'intérêt personnel. Chez eux, c'est la tête et non le bras qui agit. De là le décousu de leurs moeurs, et de là le blâme dont les accablent les esprits inférieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu'il avait blessé la veille; il dÃnait, trinquait, couchait avec celui qu'il égorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas être pris au sérieux. Jeune, aimé, presque célèbre, heureux, il ne s'occupait pas, comme Finot, d'acquérir la fortune nécessaire à l'homme âgé. Le courage le plus difficile est peut-être celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d'Espard et Châtelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gênaient l'exercice de l'orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanité avait triomphé dans sa précédente rencontre il s'était montré riche, heureux et dédaigneux avec deux personnes qui jadis l'avaient dédaigné pauvre et misérable; mais un poète pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visière à deux soi-disant amis qui l'avaient accueilli dans sa misère, chez lesquels il avait couché durant les jours de détresse? Finot, Blondet et lui s'étaient avilis de compagnie, ils avaient roulé dans des orgies qui ne dévoraient pas que l'argent de leurs créanciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractère en acceptant une poignée de main de Finot, en ne se refusant pas à la caresse de Blondet. Quiconque a trempé dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu'il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'âme, sans cesse maculée par de honteuses et continuelles transactions, s'amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s'usent et tournent d'eux-mêmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractères se détrempent, les talents s'abâtardissent, la foi dans les belles oeuvres s'envole. Tel qui voulait s'enorgueillir de ses pages se dépense en de tristes articles que sa conscience lui signale tôt ou tard comme autant de mauvaises actions. On était venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour être un grand écrivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractère est à la hauteur du talent, les d'Arthez qui savent marcher d'un pied sûr à travers les écueils de la vie littéraire. Lucien ne sut rien répondre au patelinage de Blondet, dont l'esprit exerçait d'ailleurs sur lui d'irrésistibles séductions, qui conservait l'ascendant du corrupteur sur l'élève, et qui d'ailleurs était bien posé dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet. - Avez-vous hérité d'un oncle? lui dit Finot d'un air railleur. - J'ai mis, comme vous, les sots en coupes réglées, lui répondit Lucien sur le même ton. - Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que déploie l'exploitant envers son exploité. - J'ai mieux, répliqua Lucien dont la vanité blessée par la supériorité qu'affectait le rédacteur en chef lui rendit l'esprit de sa nouvelle position. - Et, qu'avez-vous, mon cher?... - J'ai un Parti. - Il y a le parti Lucien? dit en souriant Vernou. - Finot, te voilà distancé par ce garçon-là , je te l'ai prédit. Lucien a du talent, tu ne l'as pas ménagé, tu l'as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Fin comme le musc, Blondet vit plus d'un secret dans l'accent, dans le geste, dans l'air de Lucien; tout en l'adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaÃtre les raisons du retour de Lucien à Paris, ses projets, ses moyens d'existence. - A genoux devant une supériorité que tu n'auras jamais, quoique tu sois Finot! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts à qui l'avenir appartient, il est des nôtres! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis? Le voilà dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague à moitié tirée, et son pennon arboré! Tudieu! Lucien, où donc as-tu volé ce joli gilet? Il n'y a que l'amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile? Dans ce moment j'ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais où coucher. Finot m'a mis à la porte pour ce soir, sous le vulgaire prétexte d'une bonne fortune. - Mon cher, répondit Lucien, j'ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille Fuge, late, tace. Je vous laisse. - Mais je ne te laisse pas que tu ne t'acquittes envers moi d'une dette sacrée, ce petit souper, hein? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chère et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent. - Quel souper? reprit Lucien en laissant échapper un geste d'impatience. - Tu ne t'en souviens pas? Voilà où je reconnais la prospérité d'un ami il n'a plus de mémoire. - Il sait ce qu'il nous doit, je suis garant de son coeur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. - Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment où il arrivait en haut du foyer, et auprès de la colonne où se tenaient les soi-disant amis, il s'agit d'un souper vous serez des nôtres... A moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d'honneur; il le peut. - Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu'à une mystification. - Voilà Bixiou, s'écria Biondet, il en sera rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m'empâte la langue, et je trouve tout fade, même le piment des épigrammes. - Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous êtes réunis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d'Ovide. De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi? Charles X! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. A leur place, dit l'impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t'entamerais dans leur petit journal; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. - Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures après la fête notre illustre ami nous donne à souper. - Comment! comment! reprit Bixiou; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l'oubli, que de doter l'indigente aristocratie d'un homme de talent? Lucien, tu as l'estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris! Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal! Annonçons l'apparition du plus beau livre de l'époque, l'Archer de Charles IX! Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations! - Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n'avais pas besoin d'employer l'hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c'était un niais. A demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s'élança. - Oh! oh! oh! dit Bixiou sur trois tons et d'un air railleur en paraissant reconnaÃtre le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation. La Torpille Et il suivit le joli couple, le devança, l'examina d'un oeil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d'où provenait le changement de fortune de Lucien. - Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c'est l'ancien rat de des Lupeaulx. L'une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siècle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s'appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l'Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l'infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre; il fallait s'en défier comme d'un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l'ancienne comédie. Un rat était trop cher il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir; la mode des rats passa si bien, qu'aujourd'hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu'au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d'un sujet neuf. - Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac. - Ce n'est pas possible! répondit Finot, la Torpille n'a pas un liard à donner, elle a emprunté, m'a dit Nathan, mille francs à Florine. - Oh! messieurs, messieurs!... dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations. - Eh! bien, s'écria Vernou, l'ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule?... - Oh! ces mille francs-là , dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille. - Quelle perte irréparable fait l'élite de la littérature, de la science, de l'art et de la politique! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrée l'étoffe d'une belle courtisane; l'instruction ne l'avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu'elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire? - Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l'Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l'oreille de son voisin. - Et sans toutes ces reines, que serait l'empire des Césars? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la Grèce et l'Egypte. Toutes sont d'ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n'a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien! Maintenant, en France où c'est à qui trônera, certes, il y a un trône vacant! A nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j'aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur; du Tillet lui aurait payé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant, Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots! L'aristocratie serait venue s'amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d'articles mortifères. Ninon IIe aurait été magnifique d'impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d'oeuvre dramatique défendu qu'on aurait au besoin fait faire exprès. Elle n'aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah! quelle perte! elle devait embrasser tout son siècle, elle aime avec un petit jeune homme! Lucien en fera quelque chien de chasse! - Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. - Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout? - Il a raison, dit Lousteau qui jusqu'alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. A dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaÃne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du coeur en s'occupant de politique ou de science, de littérature ou d'art. Il n'y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l'Animal "Sors!..." Et l'Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès; elle vous met à table jusqu'au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matière, l'anime et l'élève jusqu'aux merveilleuses régions de l'Art sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires; elle donne à toute chose l'esprit de la circonstance; son jargon pétille de traits piquants; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes; elle... - Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu'elle a été sa maÃtresse; elle peut toujours vous avoir, vous ne l'aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... - Oh! elle est plus généreuse qu'un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c'est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé. - Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l'archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires... - Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. - La Torpille est trop chère, comme RaphaÃl, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers..., dit Blondet. - Jamais Esther n'a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérisy. - Il n'y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s'explique. - Ah! l'Eglise sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d'ambassade il fera! dit des Lupeaulx. - D'autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d'une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. - Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d'autant plus qu'il a ce que nous nommons de l'indépendance dans les idées... - C'est toi qui l'as formé, dit Vernou - Eh! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j'en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maÃtre des requêtes; ce masque est la Torpille, je gage un souper... - Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. - Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaÃtre les oreilles de votre ancien rat. - Il n'y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu'à nous en remontant le foyer, je m'engage alors à vous prouver que c'est elle. - Il est donc revenu sur l'eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l'Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais? - Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé. Le gros masque hocha la tête en signe d'assentiment. - En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n'a plus d'audace, il devient rentier, reprit Nathan. - Oh! celui-là sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d'idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d'un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l'Opéra savaient seuls reconnaÃtre, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaÃtre le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l'oeil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérisy, le dernier ou le premier échelon de l'échelle sociale, cette créature était une admirable création, l'éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu'ils envièrent à Lucien le privilège sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s'il eût été seul avec Lucien, il n'y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière; non; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de RaphaÃl sont sous leur ovale filet d'or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D'où vient cette flamme qui rayonne autour d'une femme amoureuse et qui la signale entre toutes? d'où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur? Est-ce l'âme qui s'échappe? Le bonheur a-t-il des vertus physiques? L'ingénuité d'une vierge, les grâces de l'enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires; mais c'était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d'oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l'Art comme la cause est au-dessus de l'effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria "Esther?" L'infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s'entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d'un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s'en alla pas plus loin qu'il ne le devait pour ne pas avoir l'air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées d'abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l'oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abÃmé dans ses réflexions. - D'où lui vient ce nom de Torpille? lui dit une voix sombre qui l'atteignit aux entrailles, car elle n'était plus déguisée. - C'est bien lui qui s'est encore échappé..., dit Rastignac à part. - Tais-toi ou je t'égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d'un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe; et avant de te taire, réponds à ma demande. - Eh! bien, cette fille est si attrayante qu'elle aurait engourdi l'empereur Napoléon, et qu'elle engourdirait quelqu'un de plus difficile à séduire toi! répondit Rastignac en s'éloignant. - Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m'avoir jamais vu nulle part. L'homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu'il avait jadis connu dans la Maison Vauquer. - Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu'on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. A trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l'élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l'avait laissé le terrible masque. Rastignac s'était confessé à lui-même il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l'accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. Un paysage parisien La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, sépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d'un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu'y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d'oeuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n'éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère c'est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l'eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n'a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis longtemps établi là son quartier général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d'aucun monde; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l'oreille de ces paroles que Rabelais prétend s'être gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d'entre les pavés. Le bruit n'est pas vague, il signifie quelque chose quand il est rauque, c'est une voix; mais s'il ressemble à un chant, il n'a plus rien d'humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu'il fasse, cette nature étrange offre toujours le même spectacle le monde fantastique d'Hoffmann le Berlinois est là . Le caissier le plus mathématique n'y trouve rien de réel après avoir repassé les détroits qui mènent aux rues honnêtes où il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n'ont pas craint de s'occuper des courtisanes, l'administration ou la politique moderne n'ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates; mais peut-être devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l'air, la lumière, les locaux. Le moraliste, l'artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal où se parquaient ces brebis qui viendront toujours où vont les promeneurs; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent où elles sont? Qu'est-il arrivé? Aujourd'hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La Police n'a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique. La fille brisée par un mot au bal de l'Opéra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d'ignoble apparence. Accolée au mur d'une immense maison, cette construction, mal plâtrée, sans profondeur et d'une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez à un bâton de perroquet. Un appartement de deux pièces s'y trouve à chaque étage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singulièrement éclairé par des châssis qui dessinent extérieurement la rampe, et où chaque palier est indiqué par un plomb, l'une des plus horribles particularités de Paris. La boutique et l'entresol appartenaient alors à un ferblantier, le propriétaire demeure au premier, les quatre autres étages étaient occupés par des grisettes très décentes qui obtenaient du propriétaire et de la portière une considération et des complaisances nécessitées par la difficulté de louer une maison si singulièrement bâtie et située. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent être exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité. Intérieur aussi connu des uns qu'inconnu des autres A trois heures après-midi, la portière, qui avait vu mademoiselle Esther ramenée mourante par un jeune homme à deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logée à l'étage supérieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre à quelque partie de plaisir, lui avait témoigné son inquiétude sur Esther elle ne l'avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portière regrettait de ne pouvoir aller s'enquérir de ce qui se passait au quatrième étage, où se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment où elle se décidait à confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espèce de niche pratiquée dans un enfoncement de mur, à l'entresol, un fiacre s'arrêta. Un homme enveloppé dans un manteau de la tête aux pieds, avec une évidente intention de cacher son costume ou sa qualité, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portière fut alors entièrement rassurée, le silence et la tranquillité de la recluse lui semblèrent parfaitement expliqués. Lorsque le visiteur monta les degrés au-dessus de la loge, la portière remarqua les boucles d'argent qui décoraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d'une ceinture de soutane; elle descendit et questionna le cocher, qui répondit sans parler, et la portière comprit encore. Le prêtre frappa, ne reçut aucune réponse, entendit de légers soupirs, et força la porte d'un coup d'épaule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charité, mais qui chez tout autre aurait paru être de l'habitude. Il se précipita dans la seconde pièce, et vit, devant une sainte Vierge en plâtre colorié, la pauvre Esther agenouillée, ou mieux, tombée sur elle-même, les mains jointes. La grisette expirait. Un réchaud de charbon consumé disait l'histoire de cette terrible matinée. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n'était pas défait. La pauvre créature, atteinte au coeur d'une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l'Opéra. Une mèche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobèche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses dernières réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l'air des deux pièces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable; la vapeur l'avait seulement étourdie; l'air frais venu de l'escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prêtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans être touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c'eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d'un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du même calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenêtre; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras; une table à ouvrage en acajou; la cheminée encombrée d'ustensiles de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mêlées à des bijoux, à des ciseaux; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l'eau, un châle de Ternaux qui bouchait la fenêtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins; d'ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées où se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l'argenterie du pauvre à Paris; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété tel était l'ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empêtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prêtre? Se disait-il qu'au moins cette créature égarée devait être désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l'amour d'un jeune homme riche? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie? Eprouvait-il de la pitié, de l'effroi? Sa charité s'émouvait-elle? Qui l'eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lèvres crispées, l'oeil âpre, l'aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d'un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-même; l'abandon de cette tête, qui vue par derrière, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d'une nature hardiment développée, ne l'émouvait point; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu'il daignât la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse. - Lucien! dit-elle en murmurant. - L'amour revient, la femme n'est pas loin, dit le prêtre avec une sorte d'amertume. La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l'enfant quand il met la main sur une chose enviée "Je ne mourrai donc pas sans m'être réconciliée avec le ciel!" - Vous pourrez expier vos fautes, dit le prêtre en lui mouillant le front avec de l'eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu'il trouva dans un coin. - Je sens que la vie, au lieu de m'abandonner, afflue en moi, dit-elle après avoir reçu les soins du prêtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel. Cette attrayante pantomime, que les Grâces auraient déployée pour séduire, justifiait parfaitement le surnom de cette étrange fille. - Vous sentez-vous mieux? demanda l'ecclésiastique en lui donnant à boire un verre d'eau sucrée. Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. Il était là comme chez lui. Ce privilège d'être partout chez soi n'appartient qu'aux rois, aux filles et aux voleurs. La confession d'un rat - Quand vous serez tout à fait bien, reprit ce singulier prêtre après une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portée à commettre votre dernier crime, ce suicide commencé. - Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. J'étais la dernière des créatures et la plus infâme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée... - Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais être excusée de mener une vie honteuse, c'est vous à qui les bons exemples ont manqué. - Hélas! je n'ai pas été baptisée, et n'ai reçu les enseignements d'aucune religion. - Tout est donc encore réparable, reprit le prêtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincères et sans arrière-pensée. - Lucien et Dieu remplissent mon coeur, dit-elle avec une touchante ingénuité. - Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. Vous me rappelez l'objet de ma visite. N'omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. - Vous venez pour lui? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eût attendri tout autre prêtre. Oh! il s'est douté du coup. - Non, répondit-il, ce n'est pas de votre mort, mais de votre vie que l'on s'inquiète. Allons, expliquez-moi vos relations. - En un mot, dit-elle. La pauvre fille tremblait au ton brusque de l'ecclésiastique, mais en femme que la brutalité ne surprenait plus depuis longtemps. - Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des êtres vivants; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l'ai rencontré par hasard, il y a trois mois, à la Porte-Saint-Martin où j'étais allée un jour de sortie; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie où j'étais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L'amour était entré dans mon coeur, et m'avait si bien changée qu'en revenant du théâtre, je ne me reconnaissais plus moi-même je me faisais horreur. Jamais Lucien n'a pu rien savoir. Au lieu de lui dire où j'étais, je lui ai donné l'adresse de ce logement où demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le céder. Je vous jure ma parole sacrée... - Il ne faut point jurer. - Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée! Eh! bien, depuis ce jour j'ai travaillé dans cette chambre, comme une perdue, à faire des chemises à vingt-huit sous de façon, afin de vivre d'un travail honnête. Pendant un mois, je n'ai mangé que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m'aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses. J'ai fait ma déclaration en forme à la Police, pour reprendre mes droits et je suis soumise à deux ans de surveillance. Eux, qui sont si faciles pour vous inscrire sur les registres d'infamie, deviennent d'une excessive difficulté pour vous en rayer. Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. J'aurai dix-neuf ans au mois d'avril à cet âge il y a de la ressource. Il me semble, à moi, que je ne suis née qu'il y a trois mois... Je priais le bon Dieu tous les matins, et lui demandais de permettre que jamais Lucien ne connût ma vie antérieure. J'ai acheté cette Vierge que vous voyez; je la priais à ma manière, vu que je ne sais point de prières; je ne sais ni lire, ni écrire, je ne suis jamais entrée dans une église, je n'ai jamais vu le bon Dieu qu'aux processions, par curiosité. - Que dites-vous donc à la Vierge? - Je lui parle comme je parle à Lucien, avec ces élans d'âme qui le font pleurer. - Ah! il pleure? - De joie, dit-elle vivement. Pauvre chat! nous nous entendons si bien que nous avons une même âme! Il est si gentil si caressant, si doux de coeur, d'esprit et de manières...! Il dit qu'il est poète, moi je dis qu'il est Dieu... Pardon! mais, vous autres prêtres, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour. Il n'y a d'ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprécier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans péché; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui voilà . Mais à un pareil être, il faut sa pareille. Je voulais donc être digne d'être aimée par mon Lucien. De là , est venu mon malheur. Hier, à l'Opéra, j'ai été reconnue par des jeunes gens qui n'ont pas plus de coeur qu'il n'y a de pitié chez les tigres; encore m'entendrai-je avec un tigre! Le voile d'innocence que j'avais est tombé; leurs rires m'ont fendu la tête et le coeur. Ne croyez pas m'avoir sauvée, je mourrai de chagrin. - Votre voile d'innocence?... dit le prêtre, vous avez donc traité Lucien avec la dernière rigueur? - Oh! mon père, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question! répondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne résiste pas à un Dieu. - Ne blasphémez pas, dit l'ecclésiastique d'une voix douce. Personne ne peut ressembler à Dieu; l'exagération va mal au véritable amour, vous n'aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez éprouvé le changement que vous vous vantez d'avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l'apanage de l'adolescence, vous auriez connu les délices de la chasteté, les délicatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n'aimez pas. Esther fit un geste d'effroi que vit le prêtre, et qui n'ébranla point l'impassibilité de ce confesseur. - Oui, vous l'aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l'amour en lui-même; si vous vous en êtes emparée ainsi, vous n'aviez pas ce tremblement sacré qu'inspire un être sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections avez-vous songé que vous le dégradiez par votre impureté passée, que vous alliez corrompre un enfant par ces épouvantables délices qui vous ont mérité votre surnom, glorieux d'infamie? Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d'un jour... - D'un jour! répéta-t-elle en levant les yeux. - De quel nom appeler un amour qui n'est pas éternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l'avenir du chrétien, avec celui que nous aimons? - Ah! je veux être catholique, cria-t-elle d'un ton sourd et violent qui lui eût obtenu sa grâce de Notre Sauveur. - Est-ce une fille qui n'a reçu ni le baptême de l'Eglise ni celui de la science, qui ne sait ni lire, ni écrire, ni prier, qui ne peut faire un pas sans que les pavés ne se lèvent pour l'accuser, remarquable seulement par le fugitif privilège d'une beauté que la maladie enlèvera demain peut-être; est-ce cette créature avilie, dégradée, et qui connaissait sa dégradation... ignorante et moins aimante, vous eussiez été plus excusable..., est-ce la proie future du suicide et de l'enfer, qui pouvait être la femme de Lucien de Rubempré? Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de coeur. A chaque phrase, les sanglots croissants, les larmes abondantes de la fille au désespoir attestaient la force avec laquelle la lumière entrait à la fois dans son intelligence pure comme celle d'un sauvage, dans son âme enfin réveillée, dans sa nature sur laquelle la dépravation avait mis une couche de glace boueuse, qui fondait alors au soleil de la foi. - Pourquoi ne suis-je pas morte! était la seule idée qu'elle exprimait au milieu des torrents d'idées qui ruisselaient dans sa cervelle en la ravageant. - Ma fille, dit le terrible juge, il est un amour qui ne s'avoue point devant les hommes, et dont les confidences sont reçues avec des sourires de bonheur par les anges. - Lequel? - L'amour sans espoir quand il inspire la vie, quand il y met le principe des dévouements, quand il ennoblit tous les actes par la pensée d'arriver à une perfection idéale. Oui, les anges approuvent cet amour, il mène à la connaissance de Dieu. Se perfectionner sans cesse pour se rendre digne de celui qu'on aime, lui faire mille sacrifices secrets, l'adorer de loin, donner son sang goutte à goutte, lui immoler son amour-propre, ne plus avoir ni orgueil ni colère avec lui, lui dérober jusqu'à la connaissance des jalousies atroces qu'il échauffe au coeur, lui donner tout ce qu'il souhaite, fût-ce à notre détriment, aimer ce qu'il aime, avoir toujours le visage tourné vers lui pour le suivre sans qu'il le sache; cet amour, la religion vous l'eût pardonné, il n'offensait ni les lois humaines ni les lois divines, et conduisait dans une autre voie que celle de vos sales voluptés. En entendant cet horrible arrêt exprimé par un mot et quel mot? et de quel accent fut-il accompagné? Esther fut en proie à une défiance assez légitime. Ce mot fut comme un coup de tonnerre qui trahit un orage près de fondre. Elle regarda ce prêtre, et il lui prit le saisissement d'entrailles qui tord le plus courageux en face d'un danger imminent et soudain. Aucun regard n'aurait pu lire ce qui se passait alors en cet homme; mais pour les plus hardis il y aurait eu plus à frémir qu'à espérer à l'aspect de ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres, et sur lesquels les austérités et les privations avaient mis un voile semblable à celui qui se trouve sur les horizons au milieu de la canicule la terre est chaude et lumineuse, mais le brouillard la rend indistincte, vaporeuse, elle est presque invisible. Une gravité toute espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d'une horrible petite vérole rendaient hideux et semblables à des ornières déchirées, sillonnaient sa figure olivâtre et cuite par le soleil. La dureté de cette physionomie ressortait d'autant mieux qu'elle était encadrée par la sèche perruque du prêtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelée et d'un noir rouge à la lumière. Son buste d'athlète, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes épaules appartenaient à ces caryatides que les architectes du Moyen Age ont employées dans quelques palais italiens, et que rappellent imparfaitement celles de la façade du théâtre de la Porte Saint-Martin. Les personnes les moins clairvoyantes eussent pensé que les passions les plus chaudes ou des accidents peu communs avaient jeté cet homme dans le sein de l'Eglise; certes, les plus étonnants coups de foudre avaient pu seuls le changer, si toutefois une pareille nature était susceptible de changement. Ce que c'est que les filles Les femmes qui ont mené la vie alors si violemment répudiée par Esther arrivent à une indifférence absolue sur les formes extérieures de l'homme. Elles ressemblent au critique littéraire d'aujourd'hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d'art il a tant lu d'ouvrages, il en voit tant passer, il s'est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d'articles sans dire ce qu'il pensait, en trahissant si souvent la cause de l'art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu'il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. Il faut un miracle pour que cet écrivain produise une oeuvre, de même que l'amour pur et noble exige un autre miracle pour éclore dans le coeur d'une courtisane. Le ton et les manières de ce prêtre, qui semblait échappé d'une toile de Zurbaran, parurent si hostiles à cette pauvre fille, à qui la forme importait peu, qu'elle se crut moins l'objet d'une sollicitude que le sujet nécessaire d'un plan. Sans pouvoir distinguer entre le patelinage de l'intérêt personnel et l'onction de la charité, car il faut bien être sur ses gardes pour reconnaÃtre la fausse monnaie que donne un ami, elle se sentit comme entre les griffes d'un oiseau monstrueux et féroce qui tombait sur elle après avoir plané longtemps et, dans son effroi, elle dit ces paroles d'une voix alarmée "je croyais les prêtres chargés de nous consoler, et vous m'assassinez!" A ce cri de l'innocence, l'ecclésiastique laissa échapper un geste, et fit une pause; il se recueillit avant de répondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s'examinèrent à la dérobée. Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. Il renonça sans doute à quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint à ses idées premières. - Nous sommes les médecins des âmes, dit-il d'une voix douce, et nous savons quels remèdes conviennent à leurs maladies. - Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. Elle crut s'être trompée, se coula à bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilité, et releva vers lui des yeux baignés de larmes. - Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. - Ecoutez, mon enfant? votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l'entraÃniez dans la dissipation, dans un monde de folies... - C'est vrai, c'est moi qui l'avais amené au bal pour l'intriguer. - Vous êtes assez belle pour qu'il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S'il ne dépensait que son argent!... mais il dépensera son temps, sa force; il perdra le goût des belles destinées qu'on veut lui faire. Au lieu d'être un jour ambassadeur, riche, admiré, glorieux, il aura été, comme tant de ces gens débauchés qui ont noyé leurs talents dans la boue de Paris, l'amant d'une femme impure. Quant à vous, vous auriez repris plus tard votre première vie, après être un moment montée dans une sphère élégante, car vous n'avez point en vous cette force que donne une bonne éducation pour résister au vice et penser à l'avenir. Vous n'auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n'avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte à l'Opéra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmés de l'amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d'épouvante, ils m'ont envoyé vers vous pour sonder vos dispositions et décider de votre sort; mais s'ils sont assez puissants pour débarrasser la voie de ce jeune homme d'une pierre d'achoppement, ils sont miséricordieux. Sachez-le, ma fille une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange où, par hasard, rayonne la lumière divine. Je suis venu pour être l'organe de la pensée bienfaisante; mais si je vous eusse trouvée entièrement perverse, et armée d'effronterie, d'astuce, corrompue jusqu'à la moelle, sourde à la voix du repentir, je vous eusse abandonnée à leur colère. Cette libération civile et politique, si difficile à obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l'intérêt de la Société même, et que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prêtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d'avis est datée d'aujourd'hui vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intéresse. A la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespéré agitèrent si ingénument Esther, qu'elle eut sur les lèvres un sourire fixe qui ressemblait à celui des insensés. Le prêtre s'arrêta, regarda cette enfant pour voir si, privée de l'horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption même, et revenue à sa frêle et délicate nature primitive, elle résisterait à tant d'impressions. Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opéré peut reperdre la vue en se trouvant frappé par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine à fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixité c'était une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltérable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des êtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée à une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l'animal. Extrêmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion; presque toutes deviendraient folles si la mortalité qui leur est particulière ne les décimait, et si d'heureux hasards n'élevaient quelques-unes d'entre elles au-dessus de la fange où elles vivent. Pour pénétrer jusqu'au fond des misères de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu'où la créature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prêtre. La pauvre fille regardait le papier libérateur avec une expression que Dante a oubliée, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la réaction vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tête sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude étoffe qui couvrait ce coeur d'acier, et sembla vouloir y pénétrer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrées, mille et mille fois "Donnez-le-moi!" avec autant d'intonations différentes; elle l'enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapidité qui le saisit sans défense; enfin, elle finit par engourdir sa colère. Le prêtre connut comment cette fille avait mérité son surnom; il comprit combien il était difficile de résister à cette charmante créature, il devina tout à coup l'amour de Lucien et ce qui devait avoir séduit le poète. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l'âme élevée des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue les êtres créateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs, n'est-ce pas créer que de purifier un pareil être? Quel allèchement que de mettre d'accord la beauté morale et la beauté physique! Quelle jouissance d'orgueil, si l'on réussit Quelle belle tâche que celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances, illustrées d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de Platon, d'Alcibiade, de Céthégus, de Pornpée et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis XIV à bâtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses convertir les miasmes d'un marais en un monceau de parfums entouré d'eaux vives; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale. Le prêtre, honteux d'avoir cédé à cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit "Vous êtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un désir en tête, Esther ne cessa de regarder l'endroit de la ceinture où était le papier. Le rat devient une madeleine - Mon enfant, reprit le prêtre après une pause, votre mère était juive, et vous n'avez pas été baptisée, mais vous n'avez pas non plus été menée à la synagogue vous êtes dans les limbes religieuses où sont les petits enfants... - Les petits enfants! répéta-t-elle d'une voix attendrie. - ...Comme vous êtes, dans les cartons de la Police, un chiffre en dehors des êtres sociaux, dit en continuant le prêtre impassible. Si l'amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous êtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous étiez une enfant; vous devez changer entièrement, et je me charge de vous rendre méconnaissable. D'abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le coeur brisé par cette parole; elle leva les yeux sur le prêtre et fit un signe de négation; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. - Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse où les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur éducation; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrétiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si... Cet homme leva le doigt et fit une pause. - Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. - Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il était possible de verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!... - Ecoutez-moi. Elle se tut. - Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à l'étendue de vos obligations une parole, un geste qui décèlerait la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rêve, une pensée involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un souvenir de dérèglement, une omission, un signe de tête qui révélerait ce que vous savez ou qui a été su pour votre malheur... - Allez, allez, mon père, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vêtue d'un corset armé de pointes et conserver la grâce d'une danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l'absinthe, tout sera doux, facile! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prêtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes et s'y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselèrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager céleste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. - En quoi vous ai-je offensé? dit elle tout effrayée. J'ai entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavé de parfums les pieds de Jésus-Christ. Hélas! la vertu m'a faite si pauvre que je n'ai plus que mes larmes à vous offrir. - Ne m'avez-vous pas entendu? répondit-il d'une voix cruelle. Je vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison où je vous conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier "Esther!" et vous faire retourner la tête. Hier, l'amour ne vous avait pas donné la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparût jamais, elle reparaÃt encore dans une adoration qui ne va qu'à Dieu. - Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi? Dit-elle. - Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. - Qui le consolera? dit-elle. - De quoi le consoliez vous? demanda le prêtre d'une voix où, pour la première fois de cette scène, il y eut un tremblement nerveux. - Je ne sais pas, il est souvent venu triste. - Triste? reprit le prêtre; il vous a dit pourquoi? - Jamais, répondit-elle. - Il était triste d'aimer une fille comme vous, s'écria-t-il. - Hélas! il devait l'être, reprit-elle avec une humilité profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon sexe, et je ne pouvais trouver grâce à ses yeux que par la force de mon amour. - Cet amour doit vous donner le courage de m'obéir aveuglément. Si je vous conduisais immédiatement dans la maison où se fera votre éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous êtes en allée, aujourd'hui dimanche, avec un prêtre; il pourrait être sur votre voie. Dans huit jours, la portière, ne me voyant pas revenir, m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d'aujourd'hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien; trouvez des prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai même pas. Ces huit jours vous sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vêtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous êtes. N'avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mère? - Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mère et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords cachés dans les replis de nos coeurs et qui nous dévorent!... Je ne sais que trop ce qui me manque. - Eh! bien, vous savez comment vous devez être dimanche prochain, dit le prêtre en se levant. - Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie prière avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C'était une chose touchante que de voir ce prêtre faisant répéter à cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en français. - C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois répété sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. - Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. - Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute. Un portrait que Titien eut voulu peindre Dans une maison célèbre par l'éducation aristocratique et religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentée d'une nouvelle venue dont la beauté triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés particulières qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En France, il est extrêmement rare pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une femme pour être entièrement belle. En France, s'il y a peu d'ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l'ensemble imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu'elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilège de la Grèce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté sa mère était juive. Les juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons où s'est conservé le type sublime des beautés asiatiques. Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils présentent le magnifique caractère des figures arméniennes. Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraÃcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme ce n'est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l'embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l'animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit être un fait éminent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les très jeunes filles, ses mains, d'une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d'une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu'en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d'une chaude couleur d'ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l'excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de RaphaÃl a le plus artistement coupées, car RaphaÃl est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l'arcade sous laquelle l'oeil roulait comme dégagé de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa netteté l'arête d'une voûte. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues; quand la lumière en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés désespérer la peinture. C'est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux où l'ombre prend des teintes dorées, que ce tissu qui a la consistance d'un nerf et la flexibilité de la plus délicate membrane. L'oeil au repos est là -dedans comme un oeuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d'une horrible mélancolie, quand les passions ont charbonné ces contours si déliés, quand les douleurs ont ridé ce réseau de fibrilles. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques, et dont la couleur était un gris d'ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'éclat. Il n'y a que les races venues des déserts qui possèdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplé. La nature, dans sa prévoyance, a-t-elle donc armé leurs rétines de quelque tapis réflecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l'ardent cobalt de l'éther? ou les êtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités qu'ils en tirent! Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même a. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gÃt dans une nécessité subie. Les variétés animales sont le résultat de l'exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vérité tant cherchée, il suffit d'étendre aux troupeaux d'hommes l'observation récemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines où l'herbe abonde, paissent serrés les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes où l'herbe est rare. Arrachez à leurs pays ces deux espèces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France le mouton de montagne y paÃtra séparé, quoique dans une prairie basse et touffue; les moutons de plaine y paÃtront l'un contre l'autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. A cent ans de distance, l'esprit de la montagne reparaÃt dans un agneau réfractaire, comme, après dix-huit cents ans de bannissement, l'Orient brillait dans les yeux et dans la figure d'Esther. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractères de la péri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d'un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraÃche était une rose qu'aucune flétrissure ne déparait, les orgies n'y avaient point laissé de traces. Le menton, modelé comme si quelque sculpteur amoureux en eût poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose à laquelle elle n'avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ménage. Les jeunes pensionnaires commencèrent par jalouser ces miracles de beauté, mais elles finirent par les admirer. La première semaine ne se passa point sans qu'elles se fussent attachées à la naïve Esther, car elles s'intéressèrent aux secrets malheurs d'une fille de dix-huit ans qui ne savait ni lire ni écrire, à qui toute science, toute instruction était nouvelle, et qui allait procurer à l'archevêque la gloire de la conversion d'une Juive au catholicisme, au couvent la fête de son baptême. Elles lui pardonnèrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l'éducation. Esther eut bientôt pris les manières, la douceur de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguées; enfin elle retrouva sa nature première. Le changement devint si complet que, à sa première visite, Herrera fut surpris, lui que rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supérieures le complimentèrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais, dans leur carrière d'enseignement, rencontré naturel plus aimable, douceur plus chrétienne, modestie plus vraie, ni si grand désir d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient accablé la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une récompense comme celle que l'Espagnol offrait à Esther, il est difficile qu'elle ne réalise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise que les Jésuites renouvelèrent au Paraguay. - Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. Une nostalgie Pendant les récréations, Esther questionnait avec mesure ses compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour elle étaient comme les premiers étonnements de la vie pour un enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillée de blanc le jour de son baptême et de sa première communion, qu'elle aurait un bandeau de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants blancs; qu'elle serait coiffée de noeuds blancs, elle fondit en larmes au milieu de ses compagnes étonnées. C'était le contraire de la scène de Jephté sur la montagne. La courtisane eut peur d'être comprise, elle rejeta cette horrible mélancolie sur la joie que ce spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu'elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu'il y a de distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la grâce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-même, un amour au coeur qui la rongeait, un amour étrange, un désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la même cause et la même fin. Pendant les premiers mois a, la nouveauté d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la ferveur d'une sainte résolution, la douceur des affections qu'elle inspirait, enfin l'exercice des facultés de l'intelligence réveillée, tout lui servit à comprimer ses souvenirs, même les efforts de la nouvelle mémoire qu'elle se faisait; car elle avait autant à désapprendre qu'à apprendre. Il existe en nous plusieurs mémoires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le troisième mois, la violence de cette âme vierge, qui tendait à pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée d'Esther elle-même. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paÃtre à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la débauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurées la rappelaient-elles? Les chaÃnes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excès avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le démon caché là ? La vue de celui pour qui s'accomplissaient tant d'efforts angéliques était-elle nécessaire à celle à qui Dieu devait pardonner de mêler l'amour humain à l'amour sacré? L'un l'avait conduite à l'autre. Se faisait-il en elle un déplacement de la force vitale, et qui entraÃnait des souffrances nécessaires? Tout est doute et ténèbres dans une situation que la science a dédaigné d'examiner en trouvant le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et l'écrivain, le prêtre et le politique n'étaient pas au-dessus du soupçon. Cependant un médecin arrêté par la mort a eu le courage de commencer des études laissées incomplètes. Peut-être la noire mélancolie à laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable de les deviner, peut-être souffrait-elle comme souffrent les malades qui ne connaissent ni la médecine ni la chirurgie. Le fait est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituée à une détestable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une vie pure et régulière, partagée en travaux modérés exprès et en récréations, mise à la place d'une vie désordonnée où les plaisirs étaient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui remplaçaient des fatigues écrasantes et les agitations les plus cruelles, donnaient une fièvre dont les symptômes échappaient au doigt et à l'oeil de l'infirmière. Enfin, le bien, le bonheur succédant au mal et à l'infortune, la sécurité à l'inquiétude, étaient aussi funestes à Esther que ses misères passées l'eussent été à ses jeunes compagnes. Implantée dans la corruption, elle s'y était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle haïssait était pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l'âme. Elle aimait à prier. Elle avait ouvert son âme aux clartés de la vraie religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prêtre qui la dirigeait était dans le ravissement, mais chez elle le corps contrariait l'âme à tout moment. On prit des carpes à un étang bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles eaux claires, afin de satisfaire un désir de madame de Maintenon qui les nourrissait des bribes de la table royale. Les carpes dépérissaient. Les animaux peuvent être dévoués, mais l'homme ne leur communiquera jamais la lèpre de la flatterie. Un courtisan remarqua cette muette opposition dans Versailles. "Elles sont comme moi, répliqua cette reine inédite, elles regrettent leurs vases obscures." Ce mot est toute l'histoire d'Esther. Par moments, la pauvre fille était poussée à courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairée d'arbre en arbre, elle se jetait désespérément aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au démon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans châle, les épaules nues. Souvent à la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixés sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage; au lieu des images sacrées qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes où elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupées de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient échevelées, furieuses, brutales. Elle était au-dehors suave comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au dedans s'agitait une impériale Messaline. Elle seule était dans le secret de ce combat du démon contre l'ange; quand la supérieure la grondait d'être plus artistement coiffée que la règle ne le voulait, elle changeait sa coiffure avec une adorable et prompte obéissance, elle était prête à couper ses cheveux si sa mère le lui eût ordonné. Cette nostalgie avait une grâce touchante dans une fille qui aimait mieux périr que de retourner aux pays impurs. Elle pâlit, changea, maigrit. La supérieure modéra l'enseignement, et prit cette intéressante créature auprès d'elle pour la questionner. Esther était heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes; elle ne se sentait attaquée en aucune partie vitale, mais sa vitalité était essentiellement attaquée. Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. La supérieure, étonnée des réponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie à une langueur dévorante. Le médecin fut appelé lorsque l'état de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce médecin ignorait la vie antérieure d'Esther et ne pouvait la soupçonner; il trouva la vie partout, la souffrance n'était nulle part. La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. Restait une manière d'éclaircir les doutes du savant qui s'attachait à une affreuse idée Esther refusa très obstinément de se prêter à l'examen du médecin. La supérieure en appela, dans ce danger, à l'abbé Herrera. L'Espagnol vint, vit l'état désespéré d'Esther, et causa pendant un moment à l'écart avec le docteur. Après cette confidence, l'homme de science déclara à l'homme de foi que le seul remède était un voyage en Italie. L'abbé ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptême et la première communion d'Esther. - Combien faut-il de temps encore? demanda le médecin. - Un mois, répondit la supérieure. - Elle sera morte, répliqua le docteur. - Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l'abbé. La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales; le médecin ne répliqua donc rien à l'Espagnol, il se tourna vers la supérieure; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l'arrêter. - Pas un mot, monsieur! dit-il. Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lis penché sur sa tige. - A la grâce de Dieu, donc! s'écria-t-il en sortant. Le jour même de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher-de-Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prêtre; il essaya de deux excès un excellent dÃner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l'Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complètement en militaire qu'Esther eut peine à le reconnaÃtre; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge où elle put être cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dÃners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théâtre, et retomba dans sa mélancolie. - Elle meurt d'amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette âme et savoir tout ce qu'on en pouvait exiger. Il vint donc un moment où cette pauvre fille n'était plus soutenue que par sa force morale, et où le corps allait céder. Le prêtre calcula ce moment avec l'affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d'une treille que caressait le soleil d'avril; elle paraissait avoir froid et s'y réchauffer; ses camarades regardaient avec intérêt sa pâleur d'herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au devant de l'Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu'à l'accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d'amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-même depuis sa vie quasi monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur; mais, comme à la première, elle fut aussitôt rassurée par sa parole. - Eh! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé de Lucien? - Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tête aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom. - Vous n'avez cependant pas cessé de penser à lui. - Là , monsieur, est ma seule faute. A toute heure je pense à lui, et quand vous vous êtes montré, je me disais à moi-même ce nom. - L'absence vous tue? Pour toute réponse, Esther inclina la tête à la manière des malades qui sentent déjà l'air de la tombe. - Le revoir?... dit-il - Ce serait vivre, répondit-elle. - Pensez-vous à lui d'âme seulement? - Ah! monsieur, l'amour ne se partage point. - Fille de la race maudite! j'ai fait tout pour te sauver, je te rends à ta destinée tu le reverras! - Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j'aime autant que je l'aime? Ne suis-je pas prête à mourir ici pour elle, comme je serais prête à mourir pour lui? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m'a jetée dans les bras de la vertu? Oui, prête à mourir sans le revoir, prête à vivre en le revoyant. Dieu me jugera. Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grâce. - Le lendemain du jour où vous vous serez lavée dans les eaux du baptême, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus. Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l'abbé l'assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit "Pourquoi pas aujourd'hui?" - Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion? Vous êtes trop près de Lucien pour n'être pas loin de Dieu. - Oui je ne pensais plus à rien l - Vous ne serez jamais d'aucune religion, dit le prêtre avec un mouvement de profonde ironie. - Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon coeur. Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l'attitude d'Esther, Herrera l'embrassa sur le front pour la première fois. - Les libertins t'avaient bien nommée tu séduiras Dieu le père. Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux. - Tous deux! Répéta-t-elle avec une joie extatique. Cette scène, vue à distance, frappa les pensionnaires et les supérieures, qui crurent avoir assisté à quelque opération magique, en comparant Esther à elle-même. L'enfant toute changée vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d'amour, gentille, coquette, agaçante, gaie; enfin elle ressuscita! Beaucoup de réflexions Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s'était attaché. Cette église, d'un style dur et sec, allait à cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle, en sachant que ce dévouement ne pourrait jamais être récompensé qu'au rétablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s'était donné corps et âme à la camarilla au moment où les Cortès ne paraissaient pas devoir être renversées. Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. L'expédition du duc d'Angoulême avait eu lieu, le roi Ferdinand régnait, et Carlos Herrera n'allait pas réclamer le prix de ses services à Madrid. Défendu contre la curiosité par un silence diplomatique, il donna pour cause à son séjour à Paris, sa vive affection pour Lucien de Rubempré, et à laquelle ce jeune homme devait déjà l'ordonnance du Roi relative à son changement de nom. Herrera vivait d'ailleurs comme vivent traditionnellement les prêtres employés à des missions secrètes, fort obscurément. Il accomplissait ses devoirs religieux à Saint-Suplice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journée était remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairé. Le cigare espagnol jouait aussi son rôle, et consumait autant de temps que de tabac. La paresse est un masque aussi bien que la gravité, qui est encore de la paresse. Herrera demeurait dans une aile de la maison, au second étage, et Lucien occupait l'autre aile. Ces deux appartements étaient à la fois séparés et réunis par un grand appartement de réception dont la magnificence antique convenait également au grave ecclésiastique et au jeune poète. La cour de cette maison était sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prêtres. Le logement d'Herrera sera décrit en deux mots une cellule. Celui de Lucien, brillant de luxe et muni des recherches du confort, réunissait tout ce qu'exige la vie élégante d'un dandy, poète, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et souhaitant l'ordre, un de ces génies incomplets qui ont quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce qui est peut-être la même chose, mais qui n'ont aucune force pour exécuter. A eux deux, Lucien et Herrera formaient un politique. Là sans doute était le secret de cette union. Les vieillards chez qui l'action de la vie s'est déplacée et s'est transportée dans la sphère des intérêts, sentent souvent le besoin d'une jolie machine, d'un acteur jeune et passionné pour accomplir leurs projets. Richelieu chercha trop tard une belle et blanche figure à moustaches pour la jeter aux femmes qu'il devait amuser. Incompris par de jeunes étourdis, il fut obligé de bannir la mère de son maÃtre et d'épouvanter la reine, après avoir essayé de se faire aimer de l'une et de l'autre, sans être de taille à plaire à des reines. Quoi qu'on fasse, il faut toujours, dans une vie ambitieuse, se heurter contre une femme au moment où l'on s'attend le moins à pareille rencontre. Quelque puissant que soit un grand politique, il lui faut une femme à opposer à la femme, de même que les Hollandais usent le diamant par le diamant. Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. Voyez aussi comme la vie de Mazarin, cardinal italien, fut autrement dominatrice que celle de Richelieu, cardinal français? Richelieu trouve une opposition chez les grands seigneurs, il y met la hache; il meurt à la fleur de son pouvoir, usé par ce duel où il n'avait qu'un capucin pour second. Mazarin est repoussé par la Bourgeoisie et par la Noblesse réunies, armées, parfois victorieuses, et qui font fuir la royauté; mais le serviteur d'Anne d'Autriche n'ôte la tête à personne, sait vaincre la France entière et forme Louis XIV, qui acheva l'oeuvre de Richelieu en étranglant la Noblesse avec des lacets dorés dans le grand sérail de Versailles. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Herrera s'était-il pénétré de ces hautes doctrines? S'était-il rendu justice à lui-même plus tôt que ne l'avait fait Richelieu? Avait-il choisi dans Lucien un Cinq-Mars, mais un Cinq-Mars fidèle? Personne ne pouvait répondre à ces questions ni mesurer l'ambition de cet Espagnol comme on ne pouvait prévoir quelle serait sa fin. Ces questions faites par ceux qui purent jeter un regard sur cette union, pendant longtemps secrète, tendaient à percer un mystère horrible que Lucien ne connaissait que depuis quelques jours. Carlos était ambitieux pour deux, voilà ce que sa conduite démontrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien était l'enfant naturel de ce prêtre. Quinze mois après son apparition à l'Opéra, qui le jeta trop tôt dans un monde où l'abbé ne voulait le voir qu'au moment où il aurait achevé de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les Prévisions d'Herera s'étaient réalisées la dissipation s'était emparée de son élève, mais il avait jugé nécessaire de faire diversion à l'amour insensé que ce jeune homme gardait au coeur pour Esther. Après avoir dépensé quarante mille francs environ, chaque folie avait ramené Lucien plus vivement à la Torpille, il la cherchait avec obstination; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu'est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaÃtre la nature de l'amour d'un poète? Une fois que ce sentiment a gagné chez un de ces grands petits hommes la tête, comme il a embrasé le coeur et pénétré les sens, ce poète devient aussi supérieur à l'humanité par l'amour qu'il l'est par la puissance de sa fantaisie. Devant à un caprice de la génération intellectuelle la faculté rare d'exprimer la nature par des images où il empreint à la fois le sentiment et l'idée, il donne à son amour les ailes de son esprit - il sent et il peint, il agit et médite, il multiplie ses sensations par la pensée, il triple la félicité présente par l'aspiration de l'avenir et par les souvenances du passé; il y mêle les exquises jouissances d'âme qui le rendent le prince des artistes. La passion d'un poète devient alors un grand poème où souvent les proportions humaines sont dépassées. Le poète ne met-il pas alors sa maÃtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent être logées? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-même de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptés par l'adorable monde de l'idéal. Aussi cet amour est-il un modèle de passion il est excessif en tout, dans ses espérances, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses mélancolies, dans ses joies; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble à aucune des agitations qu'éprouve le commun des hommes; il est à l'amour bourgeois ce qu'est l'éternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux génies sont si rarement compris qu'ils se dépensent en faux espoirs, ils se consument à la recherche de leurs idéales maÃtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fêtes de l'amour par la plus poétique des natures et qui sont écrasés vierges sous le pied d'un passant; mais, autre danger! lorsqu'ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangère, ils font comme RaphaÃl, ils font comme le bel insecte ils meurent auprès de la Fornarina. Lucien en était là . Sa nature poétique, nécessairement extrême en tout, en bien comme en mal, avait deviné l'ange dans la fille, plutôt frottée de corruption que corrompue il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s'était faite pour lui, devinant qu'il la voulait ainsi. Un ami Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité; il ne sortait plus, dÃnait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu'à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour où l'Espagnol vit le front de Lucien pâli, où il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l'amour comprimé, il voulut aller au fond de ce coeur d'homme sur lequel il avait assis sa vie. Par une belle soirée où Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rêverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l'abbé debout, les bras croisés. - Tu étais là ! dit le poète. - Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l'étendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. - Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer; mais quand, par hasard, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle m'ennuie, et je m'ennuie... - Comment peut-on s'ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... - Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... - Pas de bêtises!... dit le prêtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m'ouvrir ton coeur. Il y a entre nous ce qu'il ne devait jamais y avoir un secret! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. - Après... - Une fille immonde, nommée la Torpille... - Eh! bien? - Mon enfant, je t'avais permis de prendre une maÃtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t'avais choisi madame d'Espard, afin d'en faire sans scrupule un instrument de fortune; car elle ne t'aurait jamais perverti le coeur, elle te l'aurait laissé libre... Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n'a pas, comme les rois, le pouvoir de l'anoblir, est une faute énorme. - Suis-je le premier qui ait renoncé à l'ambition pour suivre la pente d'un amour effréné? - Bon! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l'épigramme. Ne peut-on réunir l'ambition et l'amour? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu... - Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et en la lui secouant. - Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaÃt aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices tu es viril par ton esprit j'ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n'as qu'à parler pour satisfaire tes passions d'un jour. J'ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t'ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux! Lucien! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j'ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile... Lucien leva la tête par un mouvement d'une brusquerie furieuse. - J'ai enlevé la Torpille! - Toi? s'écria Lucien. Dans un accès de rage animale, le poète se leva, jeta le bochettino d'or et de pierreries à la face du prêtre, qu'il poussa assez violemment pour renverser cet athlète. - Moi, dit l'Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l'abbé d'un air stupide, - Je l'ai enlevée, reprit le prêtre, - Qu'en as-tu fait? Tu l'as enlevée le lendemain du bal masqué... - Oui, le lendemain du jour où j'ai vu insulter un être qui t'appartenait par des drôles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans... - Des drôles, dit Lucien en l'interrompant, dis des monstres, auprès de qui ceux que l'on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d'entre eux? Il y en a un qui a été, pendant deux mois, son amant elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau; lui n'avait pas le sou, il était comme moi, quand tu m'as rencontré, bien près de la rivière; mon gars se relevait la nuit, il allait à l'armoire où étaient les restes du dÃner de cette fille, et il les mangeait elle a fini par découvrir ce manège; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse; elle n'a dit cela qu'à moi, dans son fiacre, au retour de l'Opéra. Le second avait volé, mais avant qu'on ne pût s'apercevoir du vol, elle a pu lui prêter la somme qu'il a pu restituer et qu'il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisième, elle a fait sa fortune en jouant une comédie où éclate le génie de Figaro; elle a passé pour sa femme et s'est faite la maÃtresse d'un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. A l'un la vie, à l'autre l'honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd'hui tout cela! Et voilà comme elle a été récompensée par eux. - Veux-tu qu'ils meurent? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. - Allons, te voilà bien! je te connais... - Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n'existe plus... Lucien s'élança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre à la gorge, que tout autre homme eût été renversé; mais le bras de l'Espagnol maintint le poète. - Ecoute donc, dit-il froidement. J'en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, religieuse, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste à l'Opéra. Tu l'avoueras pour ta maÃtresse ou tu resteras derrière le rideau de ta création, ce qui sera plus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit et orgueil, plaisir et progrès; mais si tu es aussi grand politique que grand poète, Esther ne sera qu'une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-être d'affaire, elle vaut son pesant d'or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n'avais pas pris les rênes de ta passion, où en serais-tu aujourd'hui? Tu aurais roulé avec la Torpille dans la fange des misères d'où je t'ai tiré. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu'il n'avait jamais vu. Un papier tomba sur les genoux du poète, et le tira de l'extatique surprise où l'avait plongé cette terrifiante réponse, il le prit et lut la première lettre écrite par mademoiselle Esther. "A monsieur l'abbé Carlos Herrera. Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l'amour, en voyant que c'est à vous rendre grâce que j'emploie, pour la première fois, la faculté d'exprimer mes pensées, au lieu de la consacrer à peindre un amour que Lucien a peut-être oublié? Mais je vous dirai à vous, homme divin, ce que je n'oserais lui dire à lui, qui, pour mon bonheur, tient encore à la terre. La cérémonie d'hier a versé les trésors de la grâce en moi, je remets donc ma destinée en vos mains. Dussé-je mourir en restant loin de mon bien-aimé, je mourrai purifiée comme la Madeleine, et mon âme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fête d'hier? Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée? Hier, j'ai lavé toutes mes souillures dans l'eau du baptême, et j'ai reçu le corps sacré de notre Sauveur; je suis devenue l'un de ses tabernacles. En ce moment, j'ai entendu les chants des anges, je n'étais plus une femme, je naissais à une vie de lumière, au milieu des acclamations de la terre, admirée par le monde, dans un nuage d'encens et de prières qui enivrait, et parée comme une vierge pour un époux céleste. En me trouvant, ce que je n'espérais jamais, digne de Lucien, j'ai abjuré tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d'autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon âme, qu'il périsse. Soyez l'arbitre de ma destinée, et, si je meurs, dites à Lucien que je suis morte pour lui en naissant à Dieu. Ce dimanche soir." Lucien leva sur l'abbé ses yeux mouillés de larmes. - Tu connais l'appartement de la grosse Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l'Espagnol. Cette fille, abandonnée par son magistrat, était dans un effroyable besoin, elle allait être saisie; j'ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cet ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t'attend. En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n'eut pas la force d'exprimer son admiration pour un dévouement que lui seul pouvait apprécier; il se jeta dans les bras de l'homme qu'il avait outragé, répara tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments; puis il franchit les escaliers, jeta l'adresse d'Esther à l'oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maÃtre eût animé leurs jambes. Où l'on apprend qu'il n'y avait pas de prêtre dans l'abbé Herrera Le lendemain, un homme, qu'à son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme déguisé, se promenait rue Taitbout, en face d'une maison, comme s'il attendait la sortie de quelqu'un; son pas était celui des hommes agités. Vous rencontrerez souvent, dans Paris, de ces promeneurs passionnés, vrais gendarmes qui guettent un garde national réfractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des créanciers méditant une avanie à leur débiteur qui s'est claquemuré, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d'amis; mais vous rencontrerez bien rarement une face éclairée par les sauvages et rudes pensées qui animaient celle du sombre athlète allant et venant sous les fenêtres de mademoiselle Esther avec la songeuse précipitation d'un ours en cage. A midi, une croisée s'ouvrit pour laisser passer la main d'une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrés de coussins. Quelques instants après, Esther en déshabillé vint respirer l'air, elle s'appuyait sur Lucien; qui les eût vus, les aurait pris pour l'original d'une suave vignette anglaise. Esther aperçut tout d'abord les yeux de basilic du prêtre espagnol, et. la pauvre créature, atteinte comme d'une balle, jeta un cri d'effroi. - Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien. - Luit dit-il en souriant, il n'est pas plus prêtre que toi... - Qu'est-il donc alors? dit-elle effrayée. - Eh! c'est un vieux Lascar qui ne croit qu'au diable, dit Lucien. Saisie par un être moins dévoué qu'Esther, cette lueur jetée sur les secrets du faux prêtre aurait pu perdre à jamais Lucien. En allant de la fenêtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger où leur déjeuner venait d'être servi, les deux amants rencontrèrent Carlos Herrera. - Que viens-tu faire ici? lui dit brusquement Lucien. - Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrêtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l'appartement. Ecoutez-moi, mes amours? Amusez-vous, soyez heureux, c'est très bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue et que j'ai savonnée, âme et corps, tu n'as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien?... Quant à toi, mon petit, reprit-il après une pause en regardant Lucien, tu n'es plus assez poète pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l'amant d'Esther? Rien. Esther peut-elle être madame de Rubempré? Non. Eh! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main dans celle d'Esther qui frissonna comme si quelque serpent l'eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez; le monde doit surtout ignorer qu'une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d'elle... Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l'exigera, vous vous promènerez pendant la nuit, aux heures où vous ne pourrez point être vue; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d'un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maÃtresse, ce jour serait l'avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancêtres maternels. Mais ce n'est pas tout! le titre de marquis ne nous a pas été rendu; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison en faveur de qui le Roi nous fera cette grâce. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. Cet enfant, de qui j'ai su faire un homme, deviendra d'abord secrétaire d'ambassade; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d'Allemagne, et, Dieu ou moi ce qui vaut mieux aidant, il ira s'asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie... - Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant cet homme. - Tais-toi, s'écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme!... lui souffla-t-il dans l'oreille. - Esther, une femme?... s'écria l'auteur des Marguerites. - Encore des sonnets! dit l'Espagnol, ou des sornettes. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tôt ou tard; or, la femme a toujours des moments où elle est à la fois singe et enfant! deux êtres qui nous tuent en voulant rire. - Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m'appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisinière une mulâtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de théâtre. Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. En voyant Lucien très petit garçon devant cet être, coupable au moins d'un sacrilège et d'un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son coeur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraÃna Lucien dans la chambre où elle lui dit "Est-ce le diable?" - C'est bien pis... pour moi! reprit-il vivement. Mais, si tu m'aimes, tâche d'imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort... - De mort?... dit-elle encore plus effrayée, - De mort, répéta Lucien. Hélas! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m'atteindrait, si... Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. - Eh! bien? leur cria ce faussaire sacrilège, vous n'avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites? Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l'homme mystérieux "Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur." - Bien! Répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, très heureuse, et... vous n'aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très économique. Deux fameux chiens de garde Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s'arrêta. - Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter. L'Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu'il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms. Asie, qui paraissait être née à l'Ãle de Java, offrait au regard, pour l'épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et où le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L'étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espèce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d'une intelligence produite par l'habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d'épouvanter son monde. Les lèvres, d'un bleu pâle, laissaient passer des dents d'une blancheur éblouissante, mais entrecroisées. L'expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard très riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassée, Asie ressemblait à ces créations falotes que se permettent les Chinois sur leurs écrans, ou plus exactement, à ces idoles hindoues dont le type ne paraÃt pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, paré d'un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson. - Asie! dit l'Espagnol vers qui cette femme leva la tête par un mouvement qui n'est comparable qu'à celui du chien regardant son maÃtre, voilà votre maÃtresse... Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fée avec une expression quasi douloureuse; mais en même temps une lueur étouffée entre ses petits cils pressés partit comme la flammèche d'un incendie sur Lucien qui, vêtu d'une magnifique robe de chambre ouverte, d'une chemise en toile de Frise et d'un pantalon rouge, un bonnet turc sur sa tête d'où ses cheveux blonds sortaient en grosses boucles, offrait une image divine. Le génie italien peut inventer de raconter Othello, le génie anglais peut le mettre en scène; mais la nature seule a le droit d'être dans un seul regard plus magnifique et plus complète que l'Angleterre et l'Italie dans l'expression de la jalousie. Ce regard, surpris par Esther, lui fit saisir l'Espagnol par le bras et y imprimer ses ongles comme eût fait un chat qui se retient pour ne pas tomber dans un précipice où il ne voit pas de fond. L'Espagnol dit alors trois ou quatre mots d'une langue inconnue à ce monstre asiatique, qui vint s'agenouiller en rampant aux pieds d'Esther, et les lui baisa. - C'est, dit l'Espagnol à Esther, non pas une cuisinière, mais un cuisinier qui rendrait Carême fou de jalousie. Asie sait tout faire en cuisine. Elle vous accommodera un simple plat de haricots à vous mettre en doute si les anges ne sont pas descendus pour y ajouter des herbes du ciel. Elle ira tous les matins à la Halle elle-même, et se battra comme un démon qu'elle est, afin d'avoir les choses au plus juste prix; elle lassera les curieux par sa discrétion. Comme vous passerez pour être allée aux Indes, Asie vous aidera beaucoup à rendre cette fable possible, car c'est une de ces Parisiennes qui naissent pour être du pays d'où elles veulent être. Mais mon avis n'est pas que vous soyez étrangère... - Europe, qu'en dis-tu?... Europe formait un contraste parfait avec Asie, car elle était la soubrette la plus gentille que jamais Monrose ait pu souhaiter pour adversaire sur le théâtre. Svelte, en apparence étourdie, au minois de belette, le nez en vrille, Europe offrait à l'observation une figure fatiguée par les corruptions parisiennes, la blafarde figure d'une fille nourrie de pommes crues, lymphatique et fibreuse, molle et tenace. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, elle frétillait tout en restant immobile, tant elle avait d'animation. A la fois grisette et figurante, elle devait, malgré sa jeunesse, avoir déjà fait bien des métiers. Perverse comme toutes les Madelonnettes ensemble, elle pouvait avoir volé ses parents et frôlé les bancs de la Police correctionnelle. Asie inspirait une grande épouvante; mais on la connaissait tout entière en un moment, elle descendait en ligne droite de Locuste; tandis qu'Europe inspirait une inquiétude qui ne pouvait que grandir à mesure qu'on se servait d'elle; sa corruption semblait ne pas avoir de bornes; elle devait, comme dit le peuple, savoir faire battre des montagnes. - Madame pourrait être de Valenciennes, dit Europe d'un petit ton sec, j'en suis. Monsieur, dit-elle à Lucien d'un air pédant, veut-il nous apprendre le nom qu'il compte donner à madame? - Madame Van Bogseck, répondit l'Espagnol en retournant aussitôt le nom d'Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d'un négociant et malade d'une maladie de foie rapportée de Java... Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. - De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lésineries, dit Europe. - C'est cela, fit l'Espagnol en inclinant la tête. Satanées farceuses! Reprit-il d'un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui déplurent, vous savez ce que je vous ai dit? Vous servez une reine, vous lui devez le respect qu'on doit à une reine, vous lui serez dévouées autant qu'à moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C'est à vous à déjouer toutes les curiosités, s'il s'en éveille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d'Esther, madame ne doit pas commettre la plus légère imprudence, vous l'en empêcheriez au besoin, mais... toujours respectueusement. Europe, c'est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d'aller à l'économie. Enfin, que personne, pas même les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l'appartement. A vous deux, il faut savoir y tout faire. - Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait où aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves. Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l'Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. A quel secret devaient-ils la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l'un si méchamment mutin, l'autre si profondément cruel? Il devina les pensées d'Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l'eussent été Paul et Virginie à l'aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l'oreille "Vous pouvez compter sur elles comme sur moi même; n'ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. - Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisinière; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il à Europe, c'est bien le moins que ces enfants donnent à déjeuner à papa." Quand les deux femmes eurent fermé la porte, et que l'Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit à Lucien et à la jeune fille, en ouvrant sa large main "Je les tiens!" Mot et geste qui faisaient frémir. - Où donc les as-tu trouvées? s'écria Lucien. - Eh! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trônes! Europe sort de la boue et a peur d'y entrer... Menacez-les de monsieur l'abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l'on parle d'un chat. Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant. - Vous me faites l'effet du démon! s'écria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien. - Mon enfant, j'ai tenté de vous donner au ciel; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l'Eglise s'il s'en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis... Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressembler à une femme comme il faut; car vous avez appris là -bas ce que vous n'auriez jamais pu savoir dans la sphère infâme où vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une délicieuse expression de reconnaissance sur la figure d'Esther, j'ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous êtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille; car, malgré les séduisantes théories des éleveurs de bêtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu'on est. L'homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l'amour. L'Espagnol était, comme on le voit, fataliste, ainsi que Napoléon, Mahomet et beaucoup de grands politiques. Chose étrange, presque tous les hommes d'action inclinent à la Fatalité, de même que la plupart des penseurs inclinent à la Providence. - Je ne sais pas ce que je suis, répondit Esther avec une douceur d'ange; mais j'aime Lucien, et je mourrai l'adorant. - Venez déjeuner, dit brusquement l'Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus. - Son mariage serait ma mort, dit-elle. Elle laissa passer ce faux prêtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu'à l'oreille de Lucien, sans être vue. - Est-ce ta volonté, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyènes? Lucien inclina la tête. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d'un an de soins constants et dévoués pour qu'elle s'habituât ces deux terribles créatures, que Carlos Herrera nommait les deux chiens de garde. Chapitre ennuyeux car il explique quatre ans de bonheur La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, fut marquée au coin d'une politique si profonde qu'il devait exciter et qu'il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n'exerça pas d'autre vengeance que de les faire enrager par ses succès, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. Ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n'apportait pas dans ses discours ou dans ses actions plus de mesure que n'en avait Lucien. Quant à de l'esprit, le journaliste avait jadis fait ses preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poète, eut la petitesse de s'en taquiner. Lucien, très en faveur auprès des hommes qui exerçaient le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu'il fut insensible au succès de son roman, republié sous son vrai titre de l'Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets intitulé les Marguerites vendu par Dauriat en une semaine. - C'est un succès posthume, répondit-il en riant à mademoiselle des Touches qui le complimentait. Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent le politique patient. Lucien avait pris l'appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout, et son conseil s'était logé dans trois chambres de la même maison, au quatrième étage. Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dÃnait pas en ville, il dÃnait chez Esther. Carlos Herrera surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grâce au dévouement constant, inexplicable d'Europe et d'Asie. Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l'existence du ménage de la rue Taithout, entièrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles aucune de ses entreprises ou de ses relations; jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. Ses fautes en ce genre avec Coralie, lors de son premier séjour à Paris, lui avaient donné de l'expérience. Sa vie offrit d'abord cette régularité de bon ton sous laquelle on peut cacher bien des mystères il restait dans le inonde tous les soirs jusqu'à une heure du matin; on le trouvait chez lui de dix heures à une heure après-midi; puis il allait au bois de Boulogne et faisait des visites jusqu'à cinq heures. On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. Quand il fut salué par quelque journaliste ou par quelqu'un de ses anciens camarades, il répondit d'abord par une inclination de tête assez polie pour qu'il fût impossible de se fâcher, mais où perçait un dédain profond qui tuait la familiarité française. Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu'il ne voulait plus avoir connus. Une vieille haine l'empêchait d'aller chez madame d'Espard, qui, plusieurs fois, avait voulu l'avoir chez elle; s'il la rencontrait chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez mademoiselle des Touches, chez la comtesse de Montcornet, ou ailleurs, il se montrait d'une exquise politesse avec elle. Cette haine, égale chez madame d'Espard, obligeait Lucien à user de prudence, car on verra comment il l'avait avivée en se permettant une vengeance qui, d'ailleurs, lui valut une forte semonce de Carlos Herrera. - Tu n'es pas encore assez puissant pour te venger de qui que ce soit, lui avait dit l'Espagnol. Quand on est en route, par un ardent soleil, on ne s'arrête pas pour cueillir la plus belle fleur... Il y avait trop d'avenir et trop de supériorité vraie chez Lucien pour que les jeunes gens, que son retour à Paris et sa fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent pas enchantés de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises dispositions chez ses amis. Aussi l'abbé mettait-il admirablement son fils adoptif en garde contre les traÃtrises du monde, contre les imprudences si fatales à la jeunesse. Lucien devait raconter et racontait tous les soirs à l'abbé les plus petits événements de la journée. Grâce aux conseils de ce mentor, il déjouait la curiosité la plus habile, celle du monde. Gardé par un sérieux anglais, fortifié par les redoutes qu'élève la circonspection des diplomates, il ne laissait à personne le droit ou l'occasion de jeter l'oeil sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par être, dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cérémonie. Vers le milieu de l'année 1829, il fut question de son mariage avec la fille aÃnée de la duchesse de Grandlieu, qui n'avait alors pas moins de quatre filles à établir. Personne ne mettait en doute que le Roi ne fÃt, à propos de cette alliance, la faveur de rendre à Lucien le titre de marquis. Ce mariage allait décider la fortune politique de Lucien, qui probablement serait nommé ministre auprès d'une cour d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait été d'une sagesse inattaquable; aussi de Marsay avait-il dit de lui ce mot singulier "Ce garçon doit avoir derrière lui quelqu'un de bien fort!" Lucien était ainsi devenu presque un personnage. Sa passion pour Esther l'avait d'ailleurs aidé beaucoup à jouer son rôle d'homme grave. Une habitude de ce genre garantit les ambitieux de bien des sottises; en ne tenant à aucune femme, ils ne se laissent pas prendre aux réactions du physique sur le moral. Quant au bonheur dont jouissait Lucien, c'était la réalisation des rêves du poète sans le sou, à jeun, dans un grenier. Esther, l'idéal de la courtisane amoureuse, tout en rappelant à Lucien Coralie, l'actrice avec laquelle il avait vécu pendant une année, l'effaçait complètement. Toutes les femmes aimantes et dévouées inventent la réclusion, l'incognito, la vie de la perle au fond de la mer; mais, chez la plupart d'entre elles, c'est un de ces charmants caprices qui font un sujet de conversation, une preuve d'amour qu'elles rêvent de donner et qu'elles ne donnent pas; tandis qu'Esther, toujours au lendemain de sa première félicité, vivant à toute heure sous le premier regard incendiaire de Lucien, n'eut pas, en quatre ans, un mouvement de curiosité. Son esprit tout entier, elle l'employait à rester dans les termes du programme tracé par la main fatale de l'Espagnol. Bien plus! au milieu des plus enivrantes délices, elle n'abusa pas du pouvoir illimité que prêtent aux femmes aimées les désirs renaissants d'un amant pour faire à Lucien une interrogation sur Herrera, qui, d'ailleurs, l'épouvantait toujours elle n'osait pas penser à lui. Les savants bienfaits de ce personnage inexplicable, à qui certainement Esther devait et sa grâce de pensionnaire, et ses façons de femme comme il faut, et sa régénération, semblaient à la pauvre fille être des avances de l'enfer. - Je paierai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Elle allait, avec une célérité, sans doute imposée par l'abbé, dans un de ces charmants bois qui sont autour de Paris, à Boulogne, Vincennes, Romainville ou Ville-d'Avray, souvent avec Lucien, quelquefois seule avec Europe. Elle s'y promenait sans avoir peur, car elle était accompagnée, quand elle se trouvait sans Lucien, par un grand chasseur vêtu comme les chasseurs les plus élégants, armé d'un vrai couteau, et dont la physionomie autant que la sèche musculature annonçaient un terrible athlète. Cet autre gardien était pourvu, selon la mode anglaise, d'une canne, appelée bâton de longueur, que connaissent les bâtonistes, et avec laquelle ils peuvent défier plusieurs assaillants. En conformité d'un ordre donné par l'abbé, jamais Esther n'avait dit un mot à ce chasseur. Europe, quand madame voulait revenir, jetait un cri; le chasseur sifflait le cocher, qui se trouvait toujours à une distance convenable. Lorsque Lucien se promenait avec Esther, Europe et le chasseur restaient cent pas d'eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et une Nuits, et qu'un enchanteur donne à ses protégés. Les Parisiens, et surtout les Parisiennes, ignorent les charmes d'une promenade au milieu des bois par une belle nuit. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l'action calmante des bains. Ordinairement Esther partait à dix heures, se promenait de minuit à une heure, et rentrait à deux heures et demie. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Elle se baignait, procédait à cette toilette minutieuse, ignorée de la plupart des femmes de Paris, car elle veut trop de temps, et ne se pratique guère que chez les courtisanes, les lorettes ou les grandes dames qui toutes ont leur journée à elles. Elle n'était prête que quand Lucien venait, et s'offrait toujours à ses regards comme une fleur nouvellement éclose. Elle n'avait de souci que du bonheur de son poète; elle était à lui comme une chose à lui, c'est-à -dire qu'elle lui laissait la plus entière liberté. Jamais elle ne jetait un regard au-delà de la sphère où elle rayonnait; l'abbé le lui avait bien recommandé, car il entrait dans les plans de ce profond politique que Lucien eût des bonnes fortunes. Le bonheur n'a pas d'histoire, et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase Ils furent heureux! termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on qu'expliquer les moyens de ce bonheur vraiment fantastique au milieu de Paris. Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poème, une symphonie de quatre ans! Toutes les femmes diront "C'est beaucoup!" Ni Esther ni Lucien n'avaient dit "C'est trop!" Enfin, la formule Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fées, car ils n'eurent pas d'enfants. Ainsi, Lucien pouvait coqueter dans le monde, s'abandonner à ses caprices de poète et, disons le mot, aux nécessités de sa position. Il rendit, pendant le temps où il faisait lentement son chemin, des services secrets à quelques hommes politiques en coopérant à leurs travaux. Il fut en ceci d'une grande discrétion. Il cultiva beaucoup la société de madame de Sérisy, avec laquelle il était, au dire des salons, du dernier bien. Madame de Sérisy avait enlevé Lucien à la duchesse de Maufrigneuse, qui, dit-on, n'y tenait plus, un de ces mots par lesquels les femmes se vengent d'un bonheur envié. Lucien était, pour ainsi dire, dans le giron de la Grande-Aumônerie, et dans l'intimité de quelques femmes amies de l'archevêque de Paris. Modeste et discret, il attendait avec patience. Aussi le mot de Marsay, qui s'était alors marié et qui faisait mener à sa femme la vie que menait Esther, contenait-il plus qu'une observation. Mais les dangers sous-marins de la position de Lucien s'expliqueront assez dans le courant de cette histoire. Comment un Loup-cervier rencontra le rat, et ce qui en advint Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois d'août, le baron de Nucingen revenait à Paris de la terre d'un banquier étranger établi en France, et chez lequel il avait dÃné. Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s'était vanté d'y mener son maÃtre et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la liberté d'aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bêtes, des gens et du maÃtre. Littéralement abreuvé à l'office de l'illustre autocrate du Change, le cocher, complètement ivre, dormait, tout en tenant les guides, à faire illusion aux passants. Le valet, assis derrière, ronflait comme une toupie d'Allemagne, pays des petites figures en bois sculpté, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser; mais, dès le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermé les yeux. A la mollesse des guides, les chevaux comprirent l'état du cocher; ils entendirent la basse continue du valet en vigie à l'arrière, ils se virent les maÃtres, et profitèrent de ce petit quart d'heure de liberté pour marcher à leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l'occasion de dévaliser l'un des plus riches capitalistes de France, le plus profondément habile de ceux qu'on a fini par nommer assez énergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maÃtres et attirés par cette curiosité que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s'arrêtèrent, dans un rond-point quelconque, devant d'autres chevaux à qui sans doute ils dirent en langue de cheval "A qui êtes-vous? Que faites-vous? Etes-vous heureux?" Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s'éveilla. Il crut d'abord n'avoir pas quitté le parc de son confrère; puis il fut surpris par une vision céleste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu'on aurait pu tout lire, même un journal du soir. Par le silence des bois, et, à cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calèche endormie. A la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminé par une lumière intérieure. En se voyant admirée, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d'effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flèche. Le vieux banquier ressentit une émotion terrible le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tête, sa tête renvoyait des flammes au coeur; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgré cette appréhension capitale, il se dressa sur ses pieds. - Hau crante callot! fichi pédate ki tord! Cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. A ces mots, cent francs, le cocher se réveilla, le valet de l'arrière les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron répéta l'ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et réussit à rattraper, à la barrière du Trône, une voiture à peu près semblable à celle où Nucingen avait vu la divine inconnue, mais où se prélassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette méprise consterna le baron. - Zi chaffais âmné Chorche prononcez George, au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phâmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture. - Eh! monsieur le baron, le diable était, je crois, derrière, sous forme d'heiduque, et il m'a substitué cette voiture à la sienne. - Le tiapie n'egssisde boinde, dit le baron. Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui étaient devenues parfaitement indifférentes, et, à plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n'avoir jamais connu l'amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d'en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gêner, que la plus angélique ne valait pas ce qu'elle coûtait, même quand elle se donnait gratis. Il passait pour être si complètement blasé, qu'il n'achetait plus, à raison d'une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge à l'Opéra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une oeillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l'élite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d'amour-propre, amour de bienséance et de vanité; amour-goût, amour décent et conjugal, amour excentrique, le baron avait acheté tout, avait connu tout, excepté le véritable amour. Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les répétitions l'occupaient beaucoup plus que les intérêts européens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublée de fer, appelée Nucingen, lui était apparue comme une de ces femmes uniques dans une génération. Il n'est pas sûr que la maÃtresse du Titien, que la Mona Lisa de Léonard de Vinci, que la Fornarina de RaphaÃl fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l'oeil le plus exercé du Parisien le plus observateur n'aurait pu reconnaÃtre le moindre vestige qui rappelât la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout étourdi par cet air de femme noble et grande qu'Esther, aimée, environnée de luxe, d'élégance et d'amour, avait au plus haut degré. L'amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fières comme des impératrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d'Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu'il disait être eine viguire te la Piple, était toujours devant ses yeux. A la fin de la quinzaine, il perdit l'appétit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait à montrer, ne s'aperçurent pas tout d'abord du changement qui se fit chez le baron. La mère et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au déjeuner et le soir au dÃner, quand ils dÃnaient tous à la maison, ce qui n'arrivait qu'aux jours où Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fièvre d'impatience et en proie à un état semblable à celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l'impuissance du million, maigrit et parut si profondément atteint, que Delphine espéra secrètement devenir veuve. Elle se mit à plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille à l'intérieur. Elle assomma son mari de questions; il répondit comme répondent les Anglais attaqués du spleen, il ne répondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dÃner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-là pour recevoir, après avoir remarqué que, dans le grand monde, personne n'allait au spectacle, et que cette journée était assez généralement sans emploi. L'invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi sot à Paris qu'il est ennuyeux à Londres. La baronne invita donc l'illustre Desplein à dÃner pour pouvoir faire une consultation malgré le malade, car Nucingen disait se porter à merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre à la baronne qu'un homme comme Nucingen ne devait pas mourir à l'improviste; ses immenses affaires exigeaient des précautions, il fallait savoir absolument à quoi s'en tenir. Ces messieurs furent priés à ce dÃner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-père de François Keller, le chevalier d'Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses élèves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti; puis enfin Lucien de Rubempré pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitié; mais par ordre, comme on dit en style d'affiches. Le désespoir d'une caisse - Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là , dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante. - Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. - Lui? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu'inattaquable! Voyons! de quoi vit-il? D'où lui vient sa fortune? il a, j'en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. - Il a trouvé dans un prêtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac. - Il épouse mademoiselle de Grandlieu l'aÃnée, dit mademoiselle des Touches. - Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaÃtre à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol. - C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société. - Non, répliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensé de madame de Sérisy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent. - Je ne m'étonne plus de voir Lucien si grave; car madame de Sérisy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire épouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay. - Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-être de meilleures conditions. - Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frère d'Angoulême? demanda le chevalier d'Espard. - Mais, répondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame Séchard de Marsac. - S'il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien - Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien. De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. Avant le dÃner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie était entièrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût être amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s'en tenir sur son mari. Après dÃner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernèrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait être amoureux. - Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financière. - Chamais! dit le baron. - Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous êtes amoureux. - C'esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kèque chausse t'ingonni. - Vous êtes amoureux, vous?... Vous êtes un fat! dit le chevalier d'Espard. - Hêdre hâmûreusse à mon hâche cheu zai piène que rienne n'ai blis ritiquille; mai ké foullez-vous? êde! - D'une femme du monde? demanda Lucien. - Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre. - Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amûre. L'amûre? jeu groid que c'esd te maicrir. - Où l'avez-vous rencontrée, cette jeune innocente? demanda Rastignac. - An foidire, hâ minouid, au pois de Finzennes. - Son signalement? dit de Marsay. - Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique! de veu, eine tain t'Oriend. - Vous rêviez! dit en souriant Lucien. - C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar Zédaite en refenand de tinner à la gambagne te mon hâmi... - Etait-elle seule? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. - Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terrière la foidire ed eine fâme te jampre... - Lucien a l'air de la connaÃtre, s'écria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther. - Qui est-ce qui ne connaÃt pas les femmes capables d'aller à minuit à la rencontre de Nucingen? dit Lucien en pirouettant. - Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque. - Che neu l'ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre âge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir. - Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue!... Ed foilà ma fie! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt cheu m'an sis rabbordé à mes gonvrères ki onte i biddié te moi... Bir ein million, che foudrais gonnèdre cedde phâmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis à la Pirse... Temantez à ti Dilet. - Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c'est signe de mort. - Zigne t'amûr, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine même chausse! La naïveté de ce vieillard, qui n'était plus Loup-cervier, et qui, pour la première fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l'or, émut cette compagnie de gens blasés les uns échangèrent des sourires, les autres regardèrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie "Un homme si fort en arriver là !..." Puis chacun revint au salon en causant de cet événement. C'était en effet un événement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre. - Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moquerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes? Ein ponne fame aiteraid son mari à ze direr t'avvaire sante sè môguer te lui, gomme fus le vaiddes... D'après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà très fâché d'avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaÃtre. - Qu'est donc devenu monsieur de Rubempré? dit la baronne de Nucingen. - Il est fidèle à sa devise Quid me continebit? répondit Rastignac. - Ce qui veut dire Qui peut me retenir? ou Je suis indomptable, à votre choix, reprit de Marsay. - Au moment où monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissé échapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle. - Pon! se dit en lui-même le Loup-cervier. Semblable à tous les malades désespérés, il acceptait tout ce qui paraissait être un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s'était adressé. Un abÃme sous le bonheur d'Esther Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller à l'hôtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde-Frédérique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractérisait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d'instruire aussitôt Carlos Herrera de l'effet produit par le sourire que lui avait arraché le portrait d'Esther, tracé par le baron de Nucingen. L'amour du baron pour Esther, et l'idée qu'il avait eue de mettre la police à la recherche de son inconnue, étaient d'ailleurs des événements assez importants à communiquer à l'homme qui avait cherché sous la soutane l'asile que jadis les criminels trouvaient dans les églises. Et, de la rue Saint-Lazare, où demeurait en ce temps le banquier, à la rue Saint-Dominique, où se trouve l'hôtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva son terrible ami fumant son bréviaire, c'est-à -dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus étrange qu'étranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu'il trouva trop doux. - Ceci devient sérieux, répondit l'Espagnol quand Lucien lui eut tout raconté. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l'esprit de mettre un recors à tes trousses, et tout serait connu. Je n'ai pas trop de la nuit et de la matinée pour préparer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, à qui je dois démontrer avant tout l'impuissance de la police. Quand notre Loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu'elle vaut pour lui... - Vendre Esther? s'écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. - Tu oublies donc notre position? s'écria Carlos Herrera. Lucien baissa la tête. - Plus d'argent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes à payer! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d'un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh! bien, Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce Loup-cervier de manière à le dégraisser d'un million. Ça me regarde... - Esther ne voudra jamais. - Ça me regarde. - Elle en mourra. - Ça regarde les Pompes Funèbres. D'ailleurs, après?... s'écria ce sauvage personnage en arrêtant les élégies de Lucien par la manière dont il se posa. - Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l'âge pour l'empereur Napoléon? dernanda-t-il à Lucien après un moment de silence. On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n'avait pas sa pareille, Esther ne s'en est pas moins rencontrée. Après cette fille, viendra... sais-tu qui?... la femme inconnue! Voilà , de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale où le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l'enfant, Esther en mourra-t-elle? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther? D'ailleurs laisse-moi faire, tu n'as pas l'ennui de penser à tout ça me regarde. Seulement tu te passeras d'Esther pendant une semaine ou deux, et tu n'en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler sur ta planche de salut, et joue bien ton rôle, glisse à Clotilde la lettre incendiaire que tu as écrite ce matin, et rapporte-m'en une un peu chaude! Elle se dédommage de ses privations par l'écriture, cette fille ça me va! Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d'obéir. Il s'agit de notre livrée de vertu, de nos casaques d'honnêteté, du paravent derrière lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s'agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais être soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, Carlos Herrera s'habillait et se disposait à sortir. - Ta joie est visible, s'écria Lucien, tu n'as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de te débarrasser d'elle. - Tu ne t'es jamais lassé de l'aimer, n'est-ce pas?... eh! bien, je ne me suis jamais lassé de l'exécrer. Mais n'ai-je pas agi toujours comme si j'étais attaché sincèrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant!... elle est heureuse!... sais-tu pourquoi? parce que tu l'aimes! Ne fais pas l'enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd'hui le sort il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré? - Non... - A me rendre, ici comme à Barcelone, héritier d'une vieille dévote, à l'aide d'Asie... - Un crime? - Il ne restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les créanciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassé de l'hôtel de Grandlieu, que serais-tu devenu? L'échéance du diable serait arrivée. Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d'un homme qui se jette à l'eau, puis il arrêta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l'âme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de détendre toute résistance, annonçait entre Lucien et son conseil, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supérieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l'était à la bassesse de sa position. Contraint à vivre en dehors du monde où la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par le vice et par de furieuses, par de terribles résistances, mais doué d'une force d'âme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et célèbre, dévoré surtout d'une fièvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien dont l'âme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poète, auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu'un fils, plus qu'une femme aimée, plus qu'une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance; aussi, comme les âmes fortes tiennent plus à un sentiment qu'à l'existence, se l'était-il attaché par des liens indissolubles. Après avoir acheté la vie de Lucien au moment où ce poète au désespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposé l'un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux Assises par de célèbres drames judiciaires. En prodiguant à Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu'il pouvait se créer encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coûtait d'ailleurs à cet homme étrange, dès qu'il s'agissait de son second lui-même. Au milieu de sa force, il était si faible contre les fantaisies de sa créature qu'il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale? Depuis le jour où la Torpille fut enlevée, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prêtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du Bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, où Rastignac et Bianchon se trouvèrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, évadé de Rochefort presque aussitôt qu'il y fut réintégré, mit à profit l'exemple donné par le fameux comte de Sainte-Hélène; mais en modifiant tout ce que l'action hardie de Coignard eut de vicieux. Se substituer à un honnête homme et continuer la vie du forçat est une proposition dont les deux termes sont trop contradictoires pour qu'il ne s'en dégage pas un dénouement funeste, à Paris surtout; car, en s'implantant dans une famille, un condamné décuple les dangers de cette substitution. Pour être à l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situés les intérêts ordinaires de la vie? Un homme du monde est soumis à des hasards qui pèsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sûr des déguisements, quand on peut le compléter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. - Donc, je serai prêtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi étranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, où s'était rendu cet homme d'énergie, lui fournit les moyens de tuer secrètement le véritable Carlos Herrera dans une embuscade. Bâtard d'un grand seigneur et abandonné depuis longtemps par son père, ignorant à quelle femme il devait le jour, ce prêtre était chargé d'une mission politique en France par le roi Ferdinand VII, à qui un évêque l'avait proposé. L'évêque, le seul homme qui s'intéressât à Carlos Herrera, mourut pendant le voyage que cet enfant perdu de l'Eglise faisait de Cadix à Madrid et de Madrid en France. Heureux d'avoir rencontré cette individualité si désirée, et dans les conditions où il la voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage à l'aide de réactifs chimiques. En se métamorphosant ainsi devant le cadavre du prêtre avant de l'anéantir, il put se donner quelque ressemblance avec son Sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe où le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prêtre andalou devait en savoir. Banquier des trois bagnes, Collin était riche des dépôts confiés à sa probité connue, et forcée d'ailleurs entre de tels associés, une erreur se solde à coups de poignard. A ces fonds, il joignit l'argent donné par l'évêque à Carlos Herrera. Avant de quitter l'Espagne, il put s'emparer du trésor d'une dévote de Barcelone à laquelle il donna l'absolution, en lui promettant d'opérer la restitution des sommes provenues d'un assassinat commis par elle, et d'où provenait la fortune de cette pénitente. Devenu prêtre, chargé d'une mission secrète qui devait lui valoir les plus puissantes recommandations à Paris, Jacques Collin, résolu à ne rien faire pour compromettre le caractère dont il s'était revêtu, s'abandonnait aux chances de sa nouvelle existence, quand il rencontra Lucien sur la route d'Angoulême à Paris. Ce garçon parut au faux abbé devoir être un merveilleux instrument de pouvoir; il le sauva du suicide, en lui disant "Donnez-vous à un homme de Dieu comme on se donne au diable, et vous aurez toutes les chances d'une nouvelle destinée. Vous vivrez comme en rêve, et le pire réveil sera la mort que vous vouliez vous donner..." L'alliance de ces deux êtres, qui n'en devaient faire qu'un seul, reposa sur ce raisonnement plein de force, que Carlos Herrera cimenta d'ailleurs par une complicité savamment amenée. Doué du génie de la corruption, il détruisit l'honnêteté de Lucien en le plongeant dans des nécessités cruelles et en l'en tirant par des consentements tacites à des actions mauvaises ou infâmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien était la splendeur sociale à l'ombre de laquelle voulait vivre le faussaire. - Je suis l'auteur, tu seras le drame; si tu ne réussis pas, c'est moi qui serai sifflé, lui dit-il le jour où il lui avoua le sacrilège de son déguisement. Carlos alla prudemment d'aveu en aveu, mesurant l'infamie des confidences à la force de ses progrès et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu'au moment où l'habitude des jouissances parisiennes, les succès, la vanité satisfaite lui avaient asservi le corps et l'âme de ce poète si faible. Là où jadis Rastignac, tenté par ce démon, avait résisté, Lucien succomba, mieux manoeuvré, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d'avoir conquis une éminente position. Le Mal, dont la configuration poétique s'appelle le Diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions, et lui demanda peu d'abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de Carlos fut cet éternel secret promis par Tartuffe à Rimire. Les preuves réitérées d'un dévouement absolu, semblable à celui de Séide pour Mahomet, achevèrent cette oeuvre horrible de la conquête de Lucien par un Jacques Collin. En ce moment, non seulement Esther et Lucien avaient dévoré tous les fonds confiés à la probité du banquier des bagnes, qui s'exposait pour eux à de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le faussaire et la courtisane avaient des dettes. Au moment où Lucien allait réussir, le plus petit caillou sous le pied d'un de ces trois êtres pouvait donc faire crouler le fantastique édifice d'une fortune si audacieusement bâtie. Au bal de l'Opéra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d'indiscrétion, aussi l'amant de madame de Nucingen échangeait-il avec Lucien des regards où la peur se cachait de part et d'autre sous des semblants d'amitié. Dans le moment du danger, Rastignac aurait évidemment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eût mené Trompe-la-Mort à l'échafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie Carlos fut saisi en apprenant l'amour du baron Nucingen, et en saisissant dans une seule pensée tout le parti qu'un homme de sa trempe devait tirer de la pauvre Esther. - Va, dit-il à Lucien, le diable protège son aumônier. - Tu fumes sur une poudrière. - Incedo per ignes! répondit Carlos en souriant, c'est mon métier. L'hôtel de Grandlieu La maison de Grandlieu s'est partagée en deux branches vers le milieu du dernier siècle d'abord la maison ducale condamnée à finir, puisque le duc actuel n'a eu que des filles; puis les vicomtes de Grandlieu qui doivent hériter du titre et des armes de leur branche aÃnée. La branche ducale porte de gueules, à trois doullouères, ou haches d'armes d'or mises en fasce, avec le fameux Caveo non Timeo! pour devise, qui est toute l'histoire de cette maison. L'écusson des vicomtes est écartelé de Navarreins qui est de gueules, à la fasce crénelée d'or, et timbré du casque de chevalier avec - Grands faits, Grand lieu! pour devise. La vicomtesse actuelle, veuve depuis 1813, a un fils et une fille. Quoique revenue quasi ruinée de l'émigration, elle a retrouvé, par suite du dévouement d'un avoué, de Derville, une fortune assez considérable. Rentrés en 1804, le duc et la duchesse de Grandlieu furent l'objet des coquetteries de l'Empereur; aussi Napoléon, qui les eut à sa cour, rendit-il tout ce qui se trouvait à la maison de Grandlieu dans le Domaine, environ quarante mille livres de rente. De tous les grands seigneurs du faubourg Saint-Germain qui se laissèrent séduire par Napoléon, le duc et la duchesse une Ajuda de la branche aÃnée, alliée aux Bragance furent les seuls qui ne renièrent pas l'Empereur ni ses bienfaits. Louis XVIII eut égard à cette fidélité lorsque le faubourg Saint-Germain en fit un crime aux Grandlieu; mais peut-être, en ceci, Louis XVIII voulait-il uniquement taquiner Monsieur. On regardait comme probable le mariage du jeune vicomte de Grandlieu avec Marie-Athénaïs, la dernière fille du duc, alors âgée de neuf ans. Sabine, l'avant-dernière, épousa le baron du Guénic, après la Révolution de Juillet. Joséphine, la troisième, devint madame d'Ajuda-Pinto, quand le marquis perdit sa première femme, mademoiselle de Rochefide. L'aÃnée avait pris le voile en 1822. La seconde, mademoiselle Clotilde-Frédérique, en ce moment, à l'âge de vingt-sept ans, était profondément éprise de Lucien de Rubempré. Il ne faut pas demander si l'hôtel du duc de Grandlieu, l'un des plus beaux de la rue Saint-Dominique, exerçait mille prestiges sur l'esprit de Lucien; toutes les fois que la porte immense tournait sur ses gonds pour laisser entrer son cabriolet, il éprouvait cette satisfaction de vanité dont a parlé Mirabeau. - Quoique mon père ait été simple pharmacien à l'Houmeau, j'entre pourtant là ... Telle était sa pensée. Aussi eût-il commis bien d'autres crimes que ceux de son alliance avec un faussaire pour conserver le droit de monter les quelques marches du perron, pour s'entendre annoncer "Monsieur de Rubempré!" dans le grand salon à la Louis XIV, fait du temps de Louis XIV sur le modèle de ceux de Versailles, où se trouvait cette société d'élite, la crème de Paris, nommée alors le petit Château. La noble portugaise, une des femmes qui aimait le moins à sortir de chez elle, était la plupart du temps entourée de ses voisins les Chaulieu, les Navarreins, les Lenoncourt. Souvent la jolie baronne de Macurner née Chaulieu, la duchesse de Maufrigneuse, madame d'Espard, madame de Camps, mademoiselle des Touches, alliée aux Grandlieu qui sont de Bretagne, se trouvaient en visite, allant au bal ou revenant de l'Opéra. Le vicomte de Grandlieu, le duc de Rhétoré, le marquis de Chaulieu, qui devait être un jour duc de Lenoncourt-Chaulieu, sa femme Madeleine de Mortsauf, petite-fille du duc de Lenoncourt, le marquis d'Ajuda-Pinto, le prince de Blamont-Chauvry, le marquis de Beauséant, le vidame de Pamiers, les Vandenesse, le vieux prince de Cadignan et son fils le duc de Maufrigneuse, étaient les habitués de ce salon grandiose où l'on respirait l'air de la cour, où les manières, le ton, l'esprit s'harmoniaient à la noblesse des maÃtres dont la grande tenue aristocratique avait fini par faire oublier leur servage napoléonien. La vieille duchesse d'Uxelles, la mère de la duchesse de Maufrigneuse, était l'oracle de ce salon, où madame de Sérisy n'avait jamais pu se faire admettre, quoique née de Ronquerolles. Amené par madame de Maufrigneuse, qui avait fait agir sa mère en faveur de Lucien de qui elle avait été folle pendant deux ans, ce séduisant poète s'y maintenait grâce à l'influence de la Grande Aumônerie de France et à l'aide de l'archevêque de Paris. Il ne fut admis toutefois qu'après avoir obtenu l'ordonnance qui lui rendit le nom et les armes de la maison de Rubempré. Le duc de Rhétoré, le chevalier d'Espard, quelques autres encore, jaloux de Lucien, indisposaient périodiquement contre lui le duc de Grandlieu en lui racontant des anecdotes prises aux antécédents de Lucien; mais la dévote duchesse, entourée déjà par les sommités de l'Eglise, et Clotilde de Grandlieu le soutinrent. Lucien expliqua d'ailleurs ces inimitiés par son aventure avec la cousine de madame d'Espard, madame de Bargeton, devenue comtesse Châtelet. Puis; en sentant la nécessité de se faire adopter par une famille si puissante, et poussé par son conseil intime à séduire Clotilde, Lucien eut le courage des parvenus il vint là cinq jours sur les sept de la semaine, il avala gracieusement les couleuvres de l'envie, il soutint les regards impertinents, il répondit spirituellement aux railleries. Son assiduité, le charme de ses manières, sa complaisance finirent par neutraliser les scrupules et par amoindrir les obstacles. Toujours au mieux chez la duchesse de Maufrigneuse dont les lettres brûlantes, écrites pendant le cours de sa passion, étaient gardées par Carlos Herrera, l'idole de madame de Sérisy, bien vu chez mademoiselle des Touches, Lucien, content d'être admis dans ces trois maisons, apprit de son Espagnol à mettre la plus grande réserve dans ses relations. - On ne peut pas se dévouer à plusieurs maisons à la fois, lui disait son conseiller intime. Qui va partout ne trouve d'intérêt vif nulle part. Les grands ne protègent que ceux qui rivalisent avec leurs meubles, ceux qu'ils voient tous les jours, et qui savent leur devenir quelque chose de nécessaire, comme le divan sur lequel on s'assied. Habitué à regarder le salon des Grandlieu comme son champ de bataille, Lucien réservait son esprit, ses bons mots, les nouvelles et ses grâces de courtisan pour le temps qu'il y passait le soir. Insinuant, caressant, prévenu par Clotilde des écueils à éviter, il flattait les petites passions de monsieur de Grandlieu. Après avoir commencé par envier le bonheur de la duchesse de Maufrigneuse, Clotilde devint éperdument amoureuse de Lucien. En apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien joua son rôle d'amoureux comme l'eût joué Armand, le dernier jeune premier de la Comédie-Française. Il écrivait à Clotilde des lettres qui certes étaient des chefs-d'oeuvre littéraires de premier ordre et Clotilde y répondait en luttant de génie dans l'expression de cet amour furieux sur le papier, car elle ne pouvait aimer que de cette façon. Lucien allait à la messe à Saint-Thomas-d'Aquin tous les dimanches, il se donnait pour fervent catholique, il se livrait à des prédications monarchiques et religieuses qui faisaient merveille. Il écrivait d'ailleurs dans les journaux dévoués à la Congrégation des articles excessivement remarquables, sans vouloir en recevoir aucun prix, sans y mettre d'autre signature qu'un L. Il fit des brochures politiques, demandées ou par le roi Charles X, ou par la Grande Aumônerie, sans exiger la moindre récompense. - Le Roi, disait-il, a déjà tant fait pour moi, que je lui dois mon sang. Aussi, depuis quelques jours, était-il question d'attacher Lucien au cabinet du premier ministre en qualité de secrétaire particulier; mais madame d'Espard mit tant de gens en campagne contre Lucien, que le maÃtre Jacques de Charles X hésitait à prendre cette résolution. Non seulement la position de Lucien n'était pas assez nette, et ces mots "De quoi vit-il?" que chacun avait sur les lèvres à mesure qu'il s'élevait, demandaient une réponse; mais encore la curiosité bienveillante comme la curiosité malicieuse allaient d'investigations en investigations, et trouvaient plus d'un défaut à la cuirasse de cet ambitieux. Clotilde de Grandlieu servait à son père et à sa mère d'espion innocent. Quelques jours auparavant, elle avait pris Lucien pour causer dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'instruire des objections de la famille. - Ayez une terre d'un million, et vous aurez ma main, telle a été la réponse de ma mère, avait dit Clotilde. - Ils te demanderont plus tard d'où provient ton argent, avait dit Carlos à Lucien quand Lucien lui reporta ce prétendu dernier mot. - Mon beau-frère doit avoir fait fortune, avait fait observer Lucien, nous aurons en lui un éditeur responsable. - Il ne manque donc plus que le million, s'était écrié Carlos, j'y songerai. Pour bien expliquer la position de Lucien à l'hôtel de Grandlieu, jamais il n'y avait dÃné. Ni Clotilde, ni la duchesse d'Uxelles, ni madame de Maufrigneuse, qui resta toujours excellente pour Lucien, ne purent obtenir du vieux duc cette faveur, tant le gentilhomme conservait de défiance sur celui qu'il appelait le sire de Rubempré. Cette nuance, aperçue par toute la société de ce salon, causait de vives blessures à l'amour-propre de Lucien, qui s'y sentait seulement toléré. Le monde a le droit d'être exigeant, il est si souvent trompé! Faire figure à Paris sans avoir une fortune connue, sans une industrie avouée, est une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Aussi, Lucien, en s'élevant, donnait-il une force excessive à cette objection "De quoi vit-il?" Il avait été forcé de dire chez madame de Sérisy, à laquelle il devait l'appui du Procureur-général Granville et d'un ministre d'Etat, le comte Octave de Bauvan, président à une cour souveraine "Je m'endette horriblement." En entrant dans la cour de l'hôtel où se trouvait la légitimation de ses vanités, il se disait avec amertume, en pensant à la délibération de Trompe-la-Mort "J'entends tout craquer sous mes pieds!" Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme! Etrange situation! Il fallait vendre l'une pour avoir l'autre. Un seul homme pouvait faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffrÃt, cet homme était le faux Espagnol ne devaient-ils pas être aussi discrets l'un que l'autre, l'un envers l'autre? On n'a pas dans la vie deux pactes de ce genre où chacun est tour à tour dominateur et dominé. Lucien chassa les nuages qui obscurcissaient son front, il entra gai, radieux dans les salons de l'hôtel de Grandlieu. Une fille de bonne maison En ce moment, les fenêtres étaient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardinière qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des différentes expressions que chacune d'elles donnait à une douleur jouée. Dans le monde, personne ne s'intéresse à un malheur ni à une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et Joséphine s'occupaient autour de la table à thé. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncé, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, à laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage. - Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frère, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant. - Une femme n'est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l'était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf. - Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité. - Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains. La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'âme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eût que dix ans, elle leva sur sa mère un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d'oeil de sa mère. C'est ce qui s'appelle bien élever ses enfants. - Si ma fille résiste à ce coup-là , dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiétera. Louise est très romanesque. - Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractère-là ?... - Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances. Lucien, qui n'avait pas un mot à dire, alla vers la table à thé, faire ses compliments à mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poète fut à quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler à l'oreille de la duchesse de Grandlieu. - Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde? lui dit-elle. La perfidie de cette interrogation ne peut être comprise qu'après l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, était alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sèche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement à une asperge. Le corsage de la pauvre fille était si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de déguiser ce défaut, le faisait-elle héroïquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherché dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches où ils les ont mises dans les cathédrales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familière qui, du moins, a le mérite de bien se faire comprendre, elle était tout jambes. Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils très fournis, les yeux ardents et encadrés dans des orbites déjà charbonnées, la figure arquée comme un premier quartier de lune et dominée par un front proéminent, elle offrait la caricature de sa mère, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaÃt à ces jeux-là . On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beauté surprenante et dont les traits offrent, chez le frère, une laideur achevée, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. Aussi ses lèvres dénonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. Malgré tant de désavantages, malgré sa prestance de planche, elle tenait de son éducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fière, enfin tout ce qu'on a nommé si justement le je ne sais quoi, peut-être dû à la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beauté. Sa voix, qu'elle avait cultivée, jetait des charmes. Elle chantait à ravir. Clotilde était bien la jeune personne dont on dit "Elle a de beaux yeux", ou "Elle a un charmant caractère!" A quelqu'un qui lui disait à l'anglaise "Votre Grâce", elle répondit "Appelez-moi Votre Minceur." - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde? répondit la duchesse à la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier? "Si je suis aimée par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-même!" Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes à qui ces deux qualités plaisent. Quant à lui, ma chère, il est beau comme un rêve; et s'il peut racheter la terre de Rubempré, le Roi lui rendra, par égard pour nous, le titre de marquis... Après tout, sa mère est la dernière Rubempré... - Pauvre garçon, où prendra-t-il un million? dit la marquise. - Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, à coup sûr, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde à un intrigant ni à un malhonnête homme, fût-il beau, fût-il poète et jeune comme monsieur de Rubempré. - Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien. - Oui, j'ai dÃné en ville. - Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiétudes sous un sourire. - Dans le monde?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dÃné toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller... On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs. - Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant et avec quelle grâce! une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre mon père a des regards qui me crucifient, mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai... - Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselé. - Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d'Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couches, et que votre soeur était repasseuse... - Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans... On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici... - Mais qu'avez-vous fait à madame d'Espard? - J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérisy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procès qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait été confiée par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyé par Bauvan et Sérisy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérisy a commis une indiscrétion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérisy a dit le péril où ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'où venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infâme procès. - Je vais nous délivrer de madame d'Espard, dit Clotilde. - Eh! comment? s'écria Lucien. - Ma mère invitera les petits d'Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le père et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mère... - Oh! Clotilde, vous êtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-même, je vous aimerais pour votre esprit. - Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lèvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d'Aquin avec une écharpe rose, mon père aura changé d'humeur. Vous avez une réponse collée au dos du fauteuil sur lequel vous êtes, elle vous consolera peut-être de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir... Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. La maison d'une bonne fille Lucien prit un fiacre à la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre à la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fête! Elle attendait son Lucien couchée sur un divan de satin blanc broché de fleurs jaunes, vêtue d'un délicieux peignoir en mousseline des Indes, à noeuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachés sur sa tête, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublées de satin cerise, toutes les bougies allumées et le houka prêt; mais elle n'avait pas fumé le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s'entortillerait à un arbre. - Séparés, dit-elle, est-il vrai?... - Bah! pour quelques jours, répondit Lucien. Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets! Ah! elles vous aiment!... Après cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d'indignation, de désespoir, d'amour, de colère, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments! Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakespeare. Mais, sachez-le bien! ces femmes-là n'aiment pas. Quand elles sont tout ce qu'elles disent être, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s'efforçait de soulever Esther et lui parlait. - Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence? Eh! qu'ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?... se dit-il en se souvenant d'avoir été aimé ainsi par Coralie. - Ah! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe.. Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractère, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur. - Mais, petite bête, dit Lucien, ne t'a-t-on pas dit qu'il s'agissait de ma vie!... A ce mot dit exprès par Lucien, Esther se dressa comme une bête fauve, ses cheveux dénoués entourèrent sa sublime figure comme d'un feuillage. Elle regarda Lucien d'un oeil fixe. - De ta vie!... s'écria-t-elle en levant les bras et en les laissant retomber par un geste qui n'appartient qu'aux filles en danger. Mais c'est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit "Laisse-nous, ma fille." Quand Europe eut fermé la porte "Tiens, voici ce qu'il m'écrit", reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que Carlos venait d'envoyer et que Lucien lut à haute voix. "Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forêt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu'à ce que je le permette, vous n'y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N'écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenêtre pendant le jour; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route il s'agit de la vie de Lucien. "Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui..." Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d'une bougie. - Ecoute, mon Lucien, dit Esther après avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrêt de mort, je ne te dirai pas que je t'aime, ce serait une bêtise... Voici cinq ans bientôt qu'il me semble aussi naturel de t'aimer que de respirer, de vivre... Le premier jour où mon bonheur a commencé sous la protection de cet être inexplicable, qui m'a mise ici comme on met une petite bête curieuse dans une cage, j'ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d'arrêter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t'ennuierai point; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l'aide d'un réchaud de charbon, j'en ai eu assez d'une fois; et, deux fois, ça écoeure, comme dit Mariette. Non je m'en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m'a promis de m'apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf! tout est fini. Je ne demande qu'une seule chose, mon ange adoré, c'est de ne pas être trompée. J'ai mon compte de la vie j'ai eu, depuis le jour où je t'ai vu en 1824, jusqu'aujourd'hui, plus de bonheur qu'il n'en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis une femme aussi forte que faible. Dis-moi "Je me marie". Je ne te demande plus qu'un adieu bien tendre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi... Il y eut un moment de silence après cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu'à la naïveté des gestes et de l'accent. - S'agit-il de ton mariage? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d'un poignard dans les yeux bleus de Lucien. - Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n'est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure; mais il ne s'agit pas de cela, ma chère petite... il s'agit de l'abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t'a vue... - Oui, dit-elle, à Vincennes, il m'a donc reconnue?... - Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. Après dÃner, quand il t'a dépeinte en parlant de votre rencontre, j'ai laissé échapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des pièges d'une tribu ennemie. Carlos, qui m'évite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s'avise de nous espionner, et le baron en est bien capable; il m'a parlé de l'impuissance de la police. Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... - Et que veut faire ton Espagnol? dit Esther tout doucement. - Je n'en sais rien, il m'a dit de dormir sur mes deux oreilles, répondit Lucien sans oser regarder Esther. - S'il en est ainsi, j'obéis avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras à celui de Lucien et l'emmena dans sa chambre en lui disant "As-tu bien dÃné, mon Lulu, chez cet infâme Nucingen?" - La cuisine d'Asie empêche de trouver un dÃner bon, quelque célèbre que soit le chef de la maison où l'on dÃne; mais Carême avait fait le dÃner comme tous les dimanches. Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. La maÃtresse était si belle, si constamment charmante qu'elle n'avait pas encore laissé approcher le monstre qui dévore les plus robustes amours la satiété! - Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes! d'un côté, la poésie, la volupté, l'amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse... Esther furetait comme furètent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d'un colibri. - ...De l'autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde!... Et aucun moyen de les réunir en une seule personne! s'écria Lucien. Le lendemain, à sept heures du matin, en s'éveillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poète se trouva seul. Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. - Que veut monsieur? - Esther! - Madame est partie à quatre heures trois quarts. D'après les ordres de monsieur l'abbé, j'ai reçu franc de port un nouveau visage. - Une femme?... - Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journée la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c'était madame qu'est-ce que monsieur veut faire de cette bringue-là ?... Pauvre madame, a-t-elle pleuré quand elle est montée en voiture... "Enfin, il le faut!... s'est-elle écriée. J'ai quitté ce pauvre chat pendant qu'il dormait, m'a-t-elle dit en essuyant ses larmes; Europe, s'il m'avait regardée ou s'il avait prononcé mon nom, je serais restée, quitte à mourir avec lui..." Tenez, monsieur, j'aime tant madame, que je ne lui ai pas montré sa remplaçante; il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donné le crève-coeur. - L'inconnue est donc là ?... - Mais, monsieur, elle était dans la voiture qui a emmené madame, et je l'ai cachée dans ma chambre, selon ses instructions... - Est-elle bien? - Aussi bien que peut l'être une femme d'occasion, mais elle n'aura pas de peine à jouer son rôle, si monsieur y met du sien, dit Europe en s'en allant chercher la fausse Esther. Monsieur de Nucingen à l'oeuvre La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donné ses ordres à son valet de chambre qui, dès sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon où vint le baron en robe de chambre et en pantoufles... - Fus fus êdes mogué te moi! dit-il en réponse aux salutations du Garde. - Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. Je tiens à ma Charge, et j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mêler d'une affaire étrangère à mes fonctions. Que vous ai-je promis? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m'a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaÃt les démarcations qui existent entre les gens de différents métiers... Quand on bâtit une maison, on ne fait pas faire à un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh! bien, il y a deux polices la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mêlent de la Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s'occuper de votre affaire, et vous n'oseriez pas l'expliquer au Directeur général de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au Ministère de l'Intérieur ou à la Préfecture, ne marche que dans l'intérêt de l'Etat ou dans l'intérêt de la Justice. S'agit-il d'un complot ou d'un crime, eh! mon Dieu, les chefs vont être à vos ordres; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu'ils ont d'autres chats à fouetter que de s'occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant à nous autres, nous ne devons nous mêler que de l'arrestation des débiteurs; et dès qu'il s'agit d'autre chose, nous nous exposons énormément dans le cas où nous troublerions la tranquillité de qui que ce soit. Je vous ai envoyé un de mes gens, mais en vous disant que je n'en répondais pas; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carotté un billet de mille, sans seulement se déranger. Autant valait chercher une aiguille dans la rivière que de chercher dans Paris une femme soupçonnée d'aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait à celui de toutes les jolies femmes de Paris. - Gondanzon Contenson, dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la féridé, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs? - Ecoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille écus, je vais vous donner... vous vendre un conseil. - Faud-il mile égus le gonzeil? demanda Nucingen. - Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. Vous êtes amoureux, vous voulez découvrir l'objet de votre passion, vous en séchez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m'a dit votre valet de chambre, deux médecins qui vous trouvent en danger; moi seul puis vous mettre entre les mains d'un homme habile.... Eh! que diable! si votre vie ne valait pas mille écus... - Tiddes-moi le nom de cedde ôme habile, et gondez sir ma chénérosité! Louchard prit son chapeau, salua, s'en alla. - Tiaple t'homme! s'écria Nucingen, fennez?... dennez - Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l'argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l'adresse du seul homme capable de vous servir, mais c'est un maÃtre... - Fa de vaire viche! s'écria Nucingen, il n'y a que le nom te Varschild qui faille mile égus, ed encore quant ille ette zigné au pas t'ein pilet... - Ch'ovre mile vrancs? Louchard, petit finaud qui n'avait pu traiter d'aucune charge d'avoué, de notaire, d'huissier, ni d'agréé, guigna le baron d'une manière significative. - Pour vous, c'est mille écus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes à la Bourse, lui dit-il. - Ch'ovre mile vrancs!... répéta le baron. - Vous marchanderiez une mine d'or! dit Louchard en saluant et se retirant. - Ch'aurai l'attresse pir ein pilet de sainte sant vrancs, s'écria le baron qui dit à son valet de chambre de lui envoyer son secrétaire. Turcaret n'existe plus. Aujourd'hui le plus grand comme le plus petit banquier déploie son astuce dans les moindres choses il marchande les arts, la bienfaisance, l'amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi en écoutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensé que Contenson, étant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l'adresse de ce MaÃtre en espionnage. Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Cette rapide combinaison prouve énergiquement que si le coeur de cet homme restait envahi par l'amour, la tête restait encore celle d'un Loup-cervier. - Hâlez fis-même, mennesier, dit le baron à son secrétaire, ghez Condanzon, l'esbion te Lichart, le Carte ti Gommerce, maisse hâlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends!... Vus basserez bar la borde ti chartin. - Foissi la gleve, gar il edde idile que berzonne ne foye cet homme-là ghez moi. Fous l'introtuirez tans la bedide paffillon ti chartin. Dâgez te vaire ma gommission afec indellichance. On vint parler d'affaires à Nucingen; mais il attendait Contenson, il rêvait d'Esther, il se disait qu'avant peu de temps il reverrait la femme à laquelle il avait dû des émotions inespérées. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses à double sens. Contenson lui paraissait l'être le plus important de Paris, il regardait à tout moment dans son jardin. Enfin, après avoir donné l'ordre de fermer sa porte, il se fit servir son déjeuner dans le pavillon qui se trouvait à l'un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hésitations du plus madré, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables. - Qu'a donc le patron? disait un Agent de change à l'un des premiers commis. - On ne sait pas, il paraÃt que sa santé donne des inquiétudes; hier, madame la baronne a réuni les docteurs Desplein et Bianchon... Un jour, des étrangers voulurent voir Newton dans un moment où il était occupé à médicamenter un de ses chiens nommé Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et à laquelle Beauty était une chienne il ne dit pas autre chose que "Ah! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire..." Les étrangers s'en allèrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le maréchal de Richelieu vint saluer Louis XV, après la prise de Mahon, un des plus grands faits d'armes du dix-huitième siècle, le Roi lui dit "Vous savez la grande nouvelle?... ce pauvre Lansmatt est mort!" Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu'ils avaient à Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense où sa part était faite et qu'il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l'artillerie de la Spéculation, tandis que l'Homme était aux ordres du bonheur! Contenson Le célèbre banquier prenait du thé, grignotait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n'étaient plus aiguisées par l'appétit depuis longtemps, quand il entendit une voiture arrêtant à la petite porte de son jardin. Bientôt le secrétaire de Nucingen lui présenta Contenson, qu'il n'avait pu trouver que dans un café près de Sainte-Pélagie, où l'agent déjeunait du pourboire donné par un débiteur incarcéré avec certains égards qui se paient. Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. A son aspect, vous eussiez deviné de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de Molière, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l'audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagème renaissant de ses ficelles coupées, sont quelque chose de médiocre en comparaison de ce colosse d'esprit et de misère. Quand, à Paris, vous rencontrez un type, ce n'est plus un homme, c'est un spectacle! ce n'est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences! Cuisez trois fois dans un four un buste de plâtre, vous obtenez une espèce d'apparence bâtarde de bronze florentin; eh! bien, les éclairs de malheurs innombrables, les nécessités de positions terribles avaient bronzé la tête de Contenson comme si la lueur d'un four eût, par trois fois, déteint sur son visage. Les rides très pressées ne pouvaient plus se déplisser, elles formaient des plis éternels, blancs au fond. Cette figure jaune était tout rides. Le crâne, semblable à celui de Voltaire, avait l'insensibilité d'une tête de mort, et, sans quelques cheveux à l'arrière, on eût douté qu'il fût celui d'un homme vivant. Sous un front immobile, s'agitaient sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d'un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l'expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrée comme celle d'un avare, était toujours ouverte et néanmoins discrète comme le rictus d'une boite à lettres. Calme comme un sauvage, les mains hâlées, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogénique pleine d'insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses moeurs n'étaient pas écrits dans son costume, pour ceux qui savent déchiffrer un costume?... Quel pantalon surtout!... un pantalon de recors, noir et luisant comme l'étoffe dite voile avec laquelle on fait les robes d'avocats!... un gilet acheté au Temple, mais à châle et brodé!... un habit d'un noir rouge!... Et tout cela brossé, quasi propre, orné d'une montre attachée par une chaÃne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle! Le col de velours ressemblait à un carcan, sur lequel débordaient les plis rouges d'une chair de caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions si quelque épicier l'eût acheté pour le faire bouillir. Ce n'est rien que d'énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l'excessive prétention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l'habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entrebâillées, qu'aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un homme d'esprit aurait compris, à l'aspect de Contenson, que, si au lieu d'être mouchard il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d'attirer le sourire sur les lèvres, eussent fait frissonner d'horreur. Sur le costume, un observateur se fût dit "Voilà un homme infâme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas, ce n'est ni un voleur, ni un assassin." Et Contenson était vraiment indéfinissable jusqu'à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Cet homme avait fait autant de métiers inconnus qu'il y en a de connus. Le fin sourire de ses lèvres pâles, le clignement de ses yeux verdâtres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu'il ne manquait pas d'esprit. Il avait un visage de fer blanc, et l'âme devait être comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie étaient-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutôt que l'expression de ses mouvements intérieurs. Il eût effrayé, s'il n'eût pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l'écume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, où tout est en fermentation, se piquait surtout d'être philosophe. Il disait sans amertume "J'ai de grands talents, mais on les a pour rien, c'est comme si j'étais un crétin!" Et il se condamnait au lieu d'accuser les hommes. Trouvez beaucoup d'espions qui n'aient pas plus de fiel que n'en avait Contenson? - Les circonstances sont contre nous, répétait-il à ses chefs, nous pouvions être du cristal, nous restons grain de sable, voilà tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens, il ne tenait pas plus à son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur; il excellait à se déguiser, à se grimer; il eût donné des leçons à Frédérick LemaÃtre, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il avait dû jadis dans la jeunesse appartenir à la société débraillée des gens à petites maisons. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l'Empire à la police de Fouché, qu'il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du Ministère de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales; mais ses capacités connues, sa finesse en faisaient un instrument précieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de même que ses camarades, n'était qu'un des comparses du drame dont les premiers rôles appartenaient à leurs chefs, quand il s'agissait d'un travail politique. Jusqu'où la passion conduit - Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. - Pourquoi cet homme est-il dans un hôtel et moi dans un garni..., se disait Contenson. Il a trois fois roué ses créanciers, il a volé, moi je n'ai jamais pris un denier... J'ai plus de talent qu'il n'en a... - Gondanson, mon bedid, dit le baron, vûs m'affesse garoddé ein pilet de mile vrancs... - Ma maÃtresse devait à Dieu et au diable... - Ti has eine maÃtresse? s'écria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mêlée d'envie. - Je n'ai que soixante-six ans, répondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple - Et que vaid-elle? - Elle m'aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu'on est aimé par une honnête femme, ou elle devient voleuse, ou l'on devient honnête homme. Moi, je suis resté mouchard. - Ti has pessoin t'archant, tuchurs! demanda Nucingen. Toujours, répondit Contenson en souriant, c'est mon état d'en désirer, comme le vôtre est d'en gagner; nous pouvons nous entendre ramassez-m'en, je me charge de le dépenser. Vous serez le puits et moi le seau... - Feux-tu cagner ein pilet te saint sante vrancs? - Belle question! mais suis-je bête?... Vous ne me l'offrez pas pour réparer l'injustice de la fortune à mon égard. - Di tutte, ché le choins au pilet te mile ké ti m'has ghibbé; ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne. - Bien, vous me donnez les mille francs que j'ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs... - C'esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête. - Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. - A tonner?... répondit le baron. - A prendre. Eh! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela? - On m'a did qu'il y affait à Baris ein ôme gapable te tégoufrir la phâme que chaime, et que tu sais son hatresse... Envin ein maÃdre en esbionache? - C'est vrai... - Eh! pien, tonne moi l'hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs. - Voir? répondit vivement Contenson. - Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. - Eh! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. - Tonnant, tonnant, hâlons foir l'ôme, et ti bas l'archant, gar ti bourrais me fendre peaugoup t'atresses à ce prix-là . Contenson se mit à rire. - Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il ayant l'air de se gourmander. Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil. - Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... - Je me risque, dit Contenson; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites Allons, marchons!... Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l'argent. L'argent est bien quelque chose. Mais avec de l'argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n'a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s'acheter!... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. - Frai? dit le baron. - Dame! oui, monsieur. C'est un fer à cheval ramassé dans la rue qui a mené le Préfet de police à la découverte de la machine infernale. Eh! bien, quand nous irions ce soir, à la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d'être vu y allant. - C'esd chiste, dit le baron. - Ah! c'est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de Fouché, que d'aucuns disent son fils naturel, il l'aurait eu étant prêtre; mais c'est des bêtises Fouché savait être prêtre, comme il a su être ministre. Eh! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-là , voyez-vous, à moins de dix billets de mille francs... pensez-y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prévenir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un, endroit où personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers à faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous?... c'est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyé de grandes persécutions, et pour avoir sauvé la France, encore!... comme moi, comme tous ceux qui l'ont sauvée! - Ai pien, di m'égriras l'hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie. - Monsieur le baron ne me graisse pas la patte?... dit Contenson avec un air à la fois humble et menaçant. - Chan, cria le baron à son jardinier, fa temanter fint vrancs à Cheorche, et abborde-les moi... - Si monsieur le baron n'a pas d'autres renseignements que ceux qu'il m'a donnés, je doute cependant que le maÃtre puisse lui être utile. - Chen ai t'audres! répondit le baron d'un air fin. - J'ai l'honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la pièce de vingt francs, j'aurai l'honneur de venir dire à Georges où monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien écrire en bonne police. - C'edde trolle gomme ces caillarts onte de l'esbrit, se dit le baron, c'edde en bolice, dou gomme tans les avvaires. Le père des CanquoÃlles En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Honoré, jusqu'au café David; il y regarda par les carreaux et aperçut un vieillard connu là sous le nom de père CanquoÃlle. Le café David, situé rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-Honoré, a joui pendant les trente premières années de ce siècle d'une sorte de célébrité, circonscrite d'ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. Là se réunissaient les vieux négociants retirés ou les gros commerçants encore en exercice les Camusot, les Lebas, les Pillerault les Popinot, quelques propriétaires comme le petit père Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux père Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l'opinion du café David était le libéralisme. On s'y racontait les cancans du quartier, tant les hommes éprouvent le besoin de se moquer les uns des autres!... Ce café, comme tous les cafés d'ailleurs, avait son personnage original dans ce père CanquoÃlle, qui y venait depuis l'année 1811, et qui paraissait être si parfaitement en harmonie avec les gens probes réunis là , que personne ne se gênait pour parler politique en sa présence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicité fournissait beaucoup de plaisanteries aux habitués, avait disparu pour un ou deux mois; mais ses absences, toujours -attribuées à ses infirmités ou à sa vieillesse, car il parut dès 1811 avoir passé l'âge de soixante ans, n'étonnaient jamais personne. - Qu'est donc devenu le père CanquoÃlle?... disait-on à la dame du comptoir. - J'ai dans l'idée, répondait-elle, qu'un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches. Le père CanquoÃlle donnait dans sa prononciation un perpétuel certificat de son origine, il disait une estatue, espécialle, le peuble et ture pour turc. Son nom était celui d'un petit bien appelé Les CanquoÃlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situé dans le département de Vaucluse, d'où il était venu. On avait fini par dire CanquoÃlle au lieu de des CanquoÃlles, sans que le bonhomme s'en fâchât, la noblesse lui semblait morte en 1793; d'ailleurs le fief des CanquoÃlles ne lui appartenait pas, il était cadet d'une branche cadette. Aujourd'hui la mise du père CanquoÃlle semblerait étrange; mais de 1811 à 1820, elle n'étonnait personne. Ce vieillard portait des souliers à boucles en acier à facettes, des bas de soie à raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie à boucles ovales pareilles à celle des souliers, quant à la façon. Un gilet blanc à broderie, un vieil habit de drap verdâtre-marron à boutons de métal et une chemise à jabot plissé dormant complétaient ce costume. A moitié du jabot brillait un médaillon en or où se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un épouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s'effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du père CanquoÃlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siècle, la serrait au-dessus de l'abdomen. De la ceinture pendaient parallèlement deux chaÃnes d'acier composées de plusieurs chaÃnettes, et terminées par un paquet de breloques. Sa cravate blanche était tenue par derrière au moyen d'une petite boucle en or. Enfin sa tête neigeuse et poudrée se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, Président du tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le père CanquoÃlle l'avait remplacé depuis peu le bonhomme crut devoir ce sacrifice à son temps par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n'ose réagir. Une petite queue, serrée dans un ruban, décrivait dans le dos de l'habit une trace circulaire où la crasse disparaissait sous une fine tombée de poudre. En vous arrêtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbosités, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposé un caractère facile, niais et débonnaire à cet honnête vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez été la dupe, comme tout le café David, où jamais personne n'avait examiné le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodeliné par les vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impérial reparaissait, pour ainsi dire, palingénésiquement. En 1816, un jeune commis voyageur, nommé Gaudissart, habitué du café David, se grisa de onze heures à minuit avec un officier à demi-solde. Il eut l'imprudence de parler d'une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sérieuse et près d'éclater. On ne voyait plus dans le café que le père CanquoÃlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté la conspiration était découverte. Deux hommes périrent sur l'échafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave père CanquoÃlle d'avoir éventé la mèche. On renvoya les garçons, on s'observa pendant un an, et l'on s'effraya de la Police, de concert avec le père CanquoÃlle qui parlait de déserter le café David, tant il avait horreur de la police. Contenson entra dans le café, demanda un petit verre d'eau-de-vie, ne regarda pas le père CanquoÃlle occupé à lire les journaux; seulement, quand il eut lampé son verre d'eau-de-vie, il prit la pièce d'or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinèrent la pièce d'or avec un soin très injurieux pour Contenson; mais leur défiance était autorisée par l'étonnement que causait à tous les habitués l'aspect de Contenson. - Cet or est-il le produit d'un vol ou d'un assassinat?... Telle était la pensée de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l'air de lire leur journal. Contenson, qui voyait tout et ne s'étonnait jamais de rien, s'essuya dédaigneusement les lèvres avec un foulard où il n'y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche, était aussi noire que le drap du pantalon, et n'en laissa pas un seul au garçon. - Quel gibier de potence! dit le père CanquoÃlle à monsieur Pillerault son voisin. - Bah! répondit à tout le café monsieur Camusot qui seul n'avait pas montré le moindre étonnement, c'est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Les drôles ont peut-être quelqu'un à pincer dans le quartier... Un quart d'heure après, le bonhomme CanquoÃlle se leva, prit son parapluie, et s'en alla tranquillement. N'est-il pas nécessaire d'expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l'habit du père CanquoÃlle, de même que l'abbé Carlos recélait Vautrin? Ce Méridional, né aux CanquoÃlles, le seul domaine de sa famille, assez honorable d'ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet à la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possède encore la petite terre de la Peyrade. Il était venu, lui septième enfant, à pied à Paris, avec deux écus de six livres dans sa poche, en 1772, à l'âge de dix-sept ans, poussé par les vices d'un tempérament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de Méridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu'en 1782 il était le confident, le héros de la Lieutenance-générale de police, où il fut très estimé par messieurs Lenoir et d'Albert, les deux derniers lieutenants-généraux. La Révolution n'eut pas de police, elle n'en avait pas besoin. L'espionnage, alors assez général, s'appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus régulier que celui du Comité de Salut public, fut obligé de reconstituer une police, et le Premier Consul acheva la création par la Préfecture de police et par le Ministère de la Police générale. Peyrade, l'homme des traditions, créa le personnel, de concert avec un homme appelé Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d'ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de génie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent récompensés par sa nomination au poste éminent de Commissaire général de police à Anvers. Dans la pensée de Napoléon, cette espèce de préfecture de police équivalait à un ministère de la police chargé de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevé d'Anvers par un ordre du cabinet de l'Empereur, amené en poste à Paris entre deux gendarmes, et jeté à la Force. Deux mois après, il sortit de prison cautionné par son ami Corentin, après avoir toutefois subi, chez le Préfet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrâce à l'activité miraculeuse avec laquelle il avait secondé Fouché dans la défense des côtes de la France, attaquées par ce qu'on a, dans le temps, nommé l'expédition de Walcheren, et dans laquelle le duc d'Otrante déploya des capacités dont s'effraya l'Empereur? Ce fut probable dans le temps pour Fouché; mais aujourd'hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoqué par Cambacérès, c'est une certitude. Tous foudroyés par la nouvelle de la tentative de l'Angleterre, qui rendait à Napoléon l'expédition de Boulogne, et surpris sans le maÃtre alors retranché dans l'Ãle de Lobau, où l'Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L'opinion générale fut d'expédier un courrier à l'Empereur; mais Fouché seul osa tracer le plan de campagne qu'il mit d'ailleurs à exécution. - "Agissez comme vous voudrez, lui dit Cambacérès; mais moi qui tiens à ma tête, j'expédie un rapport à l'Empereur." On sait quel absurde prétexte prit l'Empereur, à son retour, en plein Conseil d'Etat, pour disgracier son ministre et le punir d'avoir sauvé la France sans lui. Depuis ce jour, l'Empereur doubla l'inimitié du prince de Talleyrand de celle du duc d'Otrante, les deux seuls grands politiques dus à la Révolution, et qui peut-être eussent sauvé Napoléon en 1813. On prit, pour mettre Peyrade à l'écart, le vulgaire prétexte de concussion il avait favorisé la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement était rude pour un homme qui devait le bâton de maréchal du Commissariat général à de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possédait les secrets de tous les gouvernements depuis l'an 1775, époque de son entrée à la Lieutenance-générale de police. L'Empereur, qui se croyait assez fort pour créer des hommes à son usage, ne tint aucun compte des représentations qui lui furent faites plus tard en faveur d'un homme considéré comme un des plus sûrs, des plus habiles et des plus fins de ces génies inconnus, chargés de veiller à la sûreté des Etats. Il crut pouvoir remplacer Peyrade par Contenson; mais Contenson était alors absorbé par Corentin à son profit. Peyrade fut d'autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d'un pâtissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes vicieuses étaient devenues chez lui la nature même il ne pouvait plus se passer de bien dÃner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste à laquelle s'adonnent tous les gens de facultés puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu'alors grandement vécu sans jamais être tenu à représentation, mangeant à même, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d'ailleurs son état, il était philosophe. Enfin, un espion, à quelque étage qu'il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu'un forçat revenir à une profession dite honnête ou libérale. Une fois marqués, une fois immatriculés, les espions et les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractère indélébile. Il est des êtres auxquels l'Etat Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s'était amouraché d'une jolie petite fille, un enfant qu'il avait la certitude d'avoir eu lui-même d'une actrice célèbre, à laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d'Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordé par la Préfecture de police au vieil élève de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatrième, dans un petit appartement de cinq pièces, pour deux cent cinquante francs. Les mystères de la Police Si jamais un homme doit sentir l'utilité, les douceurs de l'amitié, n'est-ce pas le lépreux moral appelé par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l'administration un agent? Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David; mais l'élève surpassa promptement le maÃtre. Ils avaient commis ensemble plus d'une expédition. Voir Une Ténébreuse Affaire. Peyrade, heureux d'avoir deviné le mérite de Corentin, l'avait lancé dans la carrière en lui préparant un triomphe. Il força son élève à se servir d'une maÃtresse qui le dédaignait comme d'un hameçon à prendre un homme. Voir Les Chouans. Et Corentin avait à peine alors vingt-cinq ans!... Corentin, resté l'un des généraux dont le Ministre de la police est le Connétable, avait gardé, sous le duc de Rovigo, la place éminente qu'il occupait sous le duc d'Otrante. Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n'importe comment, disait à l'un des colonels de sa police "Que vous faut-il pour arriver à tel résultat?" Corentin, Contenson répondaient après un mûr examen "Vingt, trente, quarante mille francs." Puis, une fois l'ordre donné d'aller en avant, tous les moyens et les hommes à employer étaient laissés au choix et au jugement de Corentin ou de l'agent désigné. La Police judiciaire agissait d'ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec le fameux Vidocq. La Police Politique, de même que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculés, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrète si nécessaire aux gouvernements, malgré les déclamations des philanthropes ou des moralistes à petite morale. Mais l'excessive confiance due aux deux ou trois généraux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d'employer des personnes inconnues, toujours néanmoins à charge de rendre compte au Ministère dans les cas graves. Or, l'expérience, la finesse de Peyrade étaient trop précieuses à Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passée, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement à ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. De son côté, Peyrade rendit d'immenses services à Corentin. En 1816, Corentin, à propos de la découverte de la conspiration où devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire réintégrer Peyrade à la Police Générale du Royaume; mais une influence inconnue écarta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur désir de se rendre nécessaires, Peyrade, Corentin et Contenson, à l'instigation du duc d'Otrante, avaient organisé, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et les agents de première force furent employés. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informés. La lutte de la Police Générale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d'horribles affaires dont le secret a été gardé par quelques échafauds. Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion d'entrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la Vie Parisienne ne sont pas les Scènes de la Vie Politique; il suffit de faire apercevoir quels étaient les moyens d'existence de celui qu'on appelait le bonhomme CanquoÃlle au café David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystérieux de la Police. De 1817 à 1822, Corentin, Contenson, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d'espionner souvent le Ministre lui-même. Ceci peut expliquer pourquoi le Ministère refusa d'employer Peyrade et Contenson sur qui Corentin, à leur insu, fit tomber les soupçons des ministres, afin d'utiliser son ami, quand sa réintégration lui parut impossible. Les ministres eurent alors confiance en Corentin, ils le chargèrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maÃtres du terrain. Contenson, pendant longtemps attaché à Peyrade, le servait encore. Il s'était mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espèce de fureur qu'inspire une profession exercée avec amour, ces deux généraux aimaient à placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits où les renseignements pouvaient abonder. D'ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dépravées qui l'avaient fait tomber plus bas que ses deux amis, exigeaient tant d'argent, qu'il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrétion, avait dit à Louchard qu'il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade était, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunément de la police pour le compte d'un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non seulement toute son importance, mais encore les bénéfices de sa position d'Espion Ordinaire de Sa Majesté. En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. Les femmes, la bonne chère et le Cercle des Etrangers avaient préservé de toute économie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillés pour les vices, d'une constitution de fer. Mais, de 1826 à 1829, près d'atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D'année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. Il assistait aux funérailles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nécessaires à l'existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution. - C'est comme si l'on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade à Corentin. Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dès 1822. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait à son successeur, ce qui explique son laisser-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son règne et sa politique seraient une énigme sans mot. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s'était mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie à quelque honnête homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit à la Préfecture de police, soit à la Direction de la Police Générale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nécessité se ferait, disait-il à Corentin, sentir tôt ou tard. Il s'agissait de créer à la Préfecture de police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermédiaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police judiciaire et la Police du Royaume afin de faire profiter la Direction Générale de toutes ces forces disséminées. Peyrade seul pouvait, à son âge, après cinquante-cinq ans de discrétion, être l'anneau qui rattacherait les trois polices, être enfin l'archiviste à qui la Politique et la justice s'adresseraient pour s'éclairer en certains cas. Peyrade espérait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d'attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait déjà parlé de cette affaire au Directeur Général de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur Général, un Méridional, jugeait nécessaire de faire venir la proposition de la Préfecture. Au moment où Contenson avait frappé trois coups avec sa pièce d'or sur la table du café, signal qui voulait dire "J'ai à vous parler", le doyen des hommes de police était à penser à ce problème "Par quel personnage, par quel intérêt faire marcher le Préfet de police actuel?" Et il avait l'air d'un imbécile étudiant son Courrier français. - Notre pauvre Fouché, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-Honoré, ce grand homme est mort! nos intermédiaires avec Louis XVIII sont en disgrâce! D'ailleurs, comme le disait Corentin hier, on ne croit plus à l'agilité ni à l'intelligence d'un septuagénaire... Ah! pourquoi me suis-je habitué à dÃner chez Véry, à boire des vins exquis... à chanter la Mère Godichon... à jouer quand j'ai de l'argent! Pour s'assurer une position, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l'esprit de conduite! Ce cher monsieur Lenoir m'a bien prédit mon sort quand il s'est écrié, à propos de l'affaire du Collier "Vous ne serez jamais rien!" en apprenant que je n'étais pas resté sous le lit de la fille Oliva. Le ménage d'un espion Si le vénérable père CanquoÃlle on l'appelait le père CanquoÃlle dans sa maison était resté rue des Moineaux, au quatrième étage, croyez qu'il avait trouvé, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l'exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d'un côté. Comme elle était partagée en deux portions, au moyen de l'escalier, il existait, à chaque étage, deux chambres complètement isolées. Ces deux chambres étaient situées du coté de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatrième étage s'étendaient des mansardes dont l'une servait de cuisine, et dont l'autre était l'appartement de l'unique servante du père CanquoÃlle, une Flamande nommée Katt, qui avait nourri Lydie. Le père CanquoÃlle avait fait sa chambre à coucher de la première des deux pièces séparées, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisée, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face à un mur d'encoignure sans fenêtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les séparait de l'escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d'affaires dans ce cabinet fait exprès pour leur affreux métier. Par précaution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis très épais dans la chambre de la Flamande, sous prétexte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamné la cheminée, en se servant d'un poêle dont le tuyau sortait par le mur extérieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait étendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d'empêcher les locataires de l'étage inférieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d'espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer les insectes importuns. La certitude d'être là , sans témoins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet à Corentin pour salle de délibération quand il ne délibérait pas chez lui. Le logement de Corentin n'était connu que du Directeur Général de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le Ministère ou le Château prenaient pour intermédiaires dans les circonstances graves; mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n'y venait, et il combinait les choses du métier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramèrent des plans, se prirent des résolutions qui fourniraient d'étranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. Là s'analysèrent, de 1816 à 1826, d'immenses intérêts. Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. Là , Peyrade et Corentin, aussi prévoyants, mais plus instruits que Belart, le Procureur général, se disaient dès 1819 "Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se défaire de tel prince, il exècre donc son frère? il veut donc lui léguer une révolution?" La porte de Peyrade était ornée d'une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres écrits à la craie. Cette espèce d'algèbre infernale offrait aux initiés des significations très claires. En face de l'appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie était composé d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, était composée d'une tôle de quatre lignes d'épaisseur, placée entre deux fortes planches en chêne, armées de serrures et d'un système de gonds qui les rendaient aussi difficiles à forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fût une de ces maisons à allée, à boutique et sans portier, Lydie vivait-elle là sans avoir rien à craindre. La salle à manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisées avaient des jardins aériens, étaient d'une propreté flamande et pleine de luxe. La nourrice flamande n'avait jamais quitté Lydie, qu'elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient à l'église avec une régularité qui donnait du bonhomme CanquoÃlle une excellente opinion à l'épicier royaliste établi dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier étage et l'entresol. Au second étage vivait le propriétaire, et le troisième était loué, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. L'épicière recevait d'autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressés à ces trois paisibles ménages, que le magasin d'épiceries était pourvu d'une boite aux lettres. Sans ces détails, les étrangers et ceux à qui Paris est connu n'auraient pu comprendre le mystère et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. Dès minuit, le père CanquoÃlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût. Peyrade, de qui la Flamande avait dit à la cuisinière de l'épicier "Il ne ferait pas de mal à une mouche!" passait pour le meilleur des hommes. Il n'épargnait rien pour sa fille. Lydie, après avoir eu Schmucke pour maÃtre de musique, était musicienne à pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l'aquarelle. Peyrade dÃnait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. Religieuse sans être dévote, Lydie faisait ses pâques et allait à confesse tous les mois. Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. Lydie, qui adorait son père, en ignorait entièrement les sinistres capacités et les occupations ténébreuses. Aucun désir n'avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mère, douée d'une voix délicieuse, d'un minois fin, encadré par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait à ces anges plus mystiques que réels, posés par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu'elle favorisait d'un coup d'oeil. Sa mise chaste, sans exagération d'aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. Figurez-vous un vieux satan, père d'un ange, et se rafraÃchissant à ce divin contact, vous aurez une idée de Peyrade et de sa fille. Si quelqu'un eût sali ce diamant, le père aurait inventé, pour l'engloutir, un de ces formidables traquenards où se prirent, sous la Restauration, des malheureux qui portèrent leurs têtes sur l'échafaud. Mille écus suffisaient à Lydie et à Katt, celle qu'elle appelait sa bonne. En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson; il le dépassa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l'escalier, et l'introduisit avant que la Flamande n'eût mis le nez à la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte à claire-voie, placée au troisième étage où demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisième et du quatrième quand il montait quelqu'un pour eux. il est inutile de dire que, dès minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette. - Qu'y a-t-il donc de si pressé, Philosophe? Philosophe était le surnom que Peyrade donnait à Contenson, et que méritait cet Epictète des Mouchards. Ce nom Contenson cachait hélas! un des plus anciens noms de la féodalité normande. Voir Les Frères de la Consolation. - Mais il y a quelque chose comme dix mille à prendre. - Qu'est-ce? de la politique? - Non, une niaiserie! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patenté, hennit après une femme qu'il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d'amour... L'on a fait une consultation de médecins hier, à ce que m'a dit son valet de chambre... Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l'infante. Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d'Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux. - Va, dit Peyrade, nous trouverons cette Dulcinée; dis au baron de venir en voiture ce soir aux Champs-Elysées, avenue Gabriel, au coin de l'allée de Marigny. Peyrade mit Contenson à la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour être admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d'avoir enfin la place qu'il désirait. Il se plongea dans un bon fauteuil à la Voltaire après avoir embrassé Lydie au front, et lui dit "Joue-moi quelque chose..." Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. - C'est bien joué cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans? Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans... - Je suis heureuse ici, répondit-elle. - Tu n'aimes que moi, moi si laid, si vieux? demanda Peyrade. - Mais qui veux-tu donc que j'aime? - Je dÃne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je songe à nous établir, à prendre une place et à te chercher un mari digne de toi... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses être fière un jour... - Je n'en ai vu qu'un encore qui m'ait plu pour mari... - Tu en as vu un?... - Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras à la comtesse de Sérisy. Il se nomme?... Lucien de Rubempré!.. J'étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. Il y avait à côté de moi deux dames qui se sont dit "Voilà madame de Sérisy et le beau Lucien de Rubempré." Moi, j'ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. "Ah! ma chère, a dit l'autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses!.. On lui passe tout, à celle-ci, parce qu'elle est née Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. - Mais, ma chère, a répondu l'autre dame, Lucien lui coûte cher..." Qu'est-ce que cela veut dire, papa? - C'est des bêtises, comme en disent les gens du monde, répondit Peyrade à sa fille d'un air de bonhomie. Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques. - Enfin, vous m'avez interrogée, je vous réponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là ... - Enfant! répondit le père, la beauté chez les hommes n'est pas toujours le signe de la bonté. Les jeunes gens doués d'un extérieur agréable ne rencontrent aucune difficulté au début de la vie, ils ne déploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il leur faut payer plus tard les intérêts de leurs qualités!... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbéciles laissent sans secours ni protection... - Qui, mon père? - Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chéri, j'ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d'accomplir ton programme en présentant à ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d'avenir, un de ces hommes signalés à la gloire et à la fortune... Oh! je n'y songeais point! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s'en trouver un digne de toi!... Je vais écrire ou faire écrire en Provence! Chose étrange! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venant à pied du département de Vaucluse, un neveu du père CanquoÃlle, entrait par la Barrière d'Italie, à la recherche de son oncle. Dans les rêves de la famille à qui le destin de cet oncle était inconnu, Peyrade offrait un texte d'espérances on le croyait revenu des Indes avec des millions! Stimulé par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommé Théodose, avait entrepris un voyage de circumnavigation à la recherche de l'oncle fantastique. Trois hommes aux prises Après avoir savouré les bonheurs de sa paternité pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavés et teints sa poudre était un déguisement, vêtu d'une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnée jusqu'au menton, couvert d'un manteau noir, chaussé de grosses bottes à fortes semelles et muni d'une carte particulière, marchait à pas lents le long de l'avenue Gabriel, où Contenson, déguisé en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l'Elysée-Bourbon. - Monsieur de Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant à son ancien chef son nom de guerre, vous m'avez fait gagner cinq cents faces francs; mais si je suis venu me poster là , c'est pour vous dire que le damné baron, avant de me les donner, est allé prendre des renseignements à la maison la Préfecture. - J'aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. Vois nos numéros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-là sans qu'on s'en aperçoive, ni à la Police, ni à la Préfecture. Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucirigen attendait Peyrade. - Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le Méridional au baron, en s'élevant jusqu'à la portière. - Hé! pien, mondez afec moi, répondit le baron qui donna l'ordre de marcher vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. - Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron? ce n'est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit à monsieur le Préfet, et ce qu'il vous a répondu? demanda Peyrade. - Affant te tonner sainte cente vrancs à ein trôle gomme Godenzon, ch'édais pien aisse de saffoir s'il lès affait cagnés... Chais, zimblement tidde au brevet de bolice que che zouhhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l'édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée... Le brevet m'a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles ômes et tes plis ônêdes. C'esde tutte l'à vvaire. - Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s'agit, maintenant qu'on lui a révélé mon vrai nom?... Quand le baron eut expliqué longuement et verbeusement dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derrière la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s'était passé la veille chez lui, le sourire échappé à Lucien de Rubempré, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement à une accointance entre l'inconnue et ce jeune homme. - Ecoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d'abord dix mille francs en acompte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s'agit de vivre; et, comme votre vie est une manufacture d'affaires, il ne faut rien négliger pour vous trouver cette femme. Ah! vous êtes pincé! - Ui, che zuis binzé... - S'il faut davantage, je vous le dirai, baron; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J'étais, en 1807, Commissaire général de police à Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j'ai dirigé sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu'on ne peut pas faire le devis des consciences à acheter avant d'avoir étudié une affaire. Soyez sans inquiétude, je réussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour récompense... - Bourfi que ce ne soid bas ein royaume? ... dit le baron. - C'est moins que rien pour vous. - Ça me fa! - Vous connaissez les Keller? - Paugoub. - François Keller est le gendre du comte de Gondreville et le comte de Gondreville a dÃné chez vous hier avec son gendre. - Ki tiaple beut fus tire... s'écria le baron. Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs. Peyrade se mit à rire. Le banquier conçut alors d'étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. - Le comte de Gondreville est tout à fait en position de m'obtenir une place que je désire avoir à la Préfecture de police, et sur la création de laquelle le Préfet aura, sous quarante-huit heures, un mémoire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mêler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaÃtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tôt ou tard le jour où vous êtes né... foi de Peyrade... - Je fus tonne ma barole t'honner te vaire le bossiple... - Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. - Hé pien, ch'achirai vrangement. - Franchement... Voilà tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul présent un peu neuf que nous puissions nous faire, l'un et l'autre. - Vranchement, répéta le baron. U foullez-vûs que che vis remedde? - Au bout du pont Louis XVI. - Au bond te la Jambre, dit le baron à son valet de pied qui vint à la portière. - Che fais tonc affoir l'eingonnie... se dit le baron en s'en allant. - Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant à pied au Palais-Royal où il se proposait d'essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot à Lydie. Me voilà obligé d'examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelé ma fille. C'est sans doute un de ces hommes qui ont l'oeil à femme, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu'il avait fait à son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se résumaient par des mots où la langue était souvent violée, mais par cela même, énergiques et pittoresques. En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas à lui-même; il étonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorée, animée, il était gai. - Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. On prenait en ce moment le thé dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l'Opéra. - Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compère, chébroufe l'enfie de vaire tes avvaires... - Vous avez donc vu votre inconnue? demanda madame de Nucingen. - Non, répondit-il, che n'ai que l'esboir te la droufer. - Aime-t-on jamais sa femme ainsi?... s'écria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d'en avoir. - Quand vous l'aurez à vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d'examiner la créature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l'êtes. - C'esde eine cheffe-d'oeivre te la gréation, répondit le vieux banquier. - Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac à l'oreille de Delphine. - Bah! il gagne bien assez d'argent pour... - Pour en rendre un peu, n'est-ce pas!... dit du Tillet en interrompant la baronne. Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient. - Voilà le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac à l'oreille de la baronne. En ce moment même, Carlos, venu rue Taitbout pour faire ses dernières recommandations à Europe qui devait jouer le principal rôle dans la comédie inventée pour trômper le baron de Nucingen, s'en allait plein d'espérance. Il fut accompagné jusqu'au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-démon si parfaitement déguisé, que lui-même ne l'avait reconnu qu'à sa voix. - Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu'Esther? demanda-t-il à son corrupteur. - Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. - C'est-à -dire que tu m'en vois encore étourdi... La Vénus Callipyge n'est pas si bien faite! On se damnerait pour elle... Mais où l'as-tu prise? - C'est la plus belle fille de Londres. Ivre de gin, elle a tué son amant dans un accès de jalousie... L'amant est un misérable de qui la police de Londres est débarrassée, et l'on a, pour quelque temps, envoyé cette créature à Paris, afin de laisser oublier l'affaire... La drôlesse a été très bien élevée. C'est la fille d'un ministre, elle parle le français comme si c'était sa langue maternelle; elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu'elle fait là . On lui a dit que si elle te plaisait, elle pourrait te manger des millions; mais que tu étais jaloux comme un tigre, et on lui a donné le programme de l'existence d'Esther. Elle ne connaÃt pas ton nom. - Mais si Nucingen la préférait à Esther... - Ah! t'y voilà venu... s'écria Carlos. Tu as peur aujourd'hui de ne pas voir s'accomplir ce qui t'effrayait tant hier! Sois tranquille. Cette fille blonde et blanche a les yeux bleus; c'est le contraire de la belle juive, et il n'y a que les yeux d'Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable! Quand cette poupée aura joué son rôle, je l'enverrai, sous la conduite-d'une personne sûre, à Rome ou à Madrid, où elle fera des passions. - Puisque nous ne l'avons que pour peu de temps, dit Lucien, j'y retourne... - Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi, j'attends quelqu'un que j'ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen. - Qui? - La maÃtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l'ennemi. A minuit, Paccard, le chasseur d'Esther, trouva Carlos sur le pont des Arts, l'endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d'un côté pendant que son maÃtre regardait de l'autre. - Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre à cinq heures, dit le chasseur, et il s'est vanté ce soir de trouver la femme qu'il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise... - Nous serons observés! dit Carlos, mais par qui?... - On s'est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. - Ce serait un enfantillage, répondit Carlos. Nous n'avons que la Brigade de sûreté, la Police judiciaire à craindre; et du moment où elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous!... - Il y a autre chose! - Quoi? - Les amis du pré... J'ai vu hier La Pouraille... il a refroidi un ménage et il a dix mille thunes de cinq balles... en or! - On l'arrêtera, dit Jacques Collin, c'est l'assassinat de la rue Boucher. - Quel est l'ordre? dit Paccard de l'air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d'ordre de Louis XVIII. - Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit Carlos, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d'Avray. Si quelqu'un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui surtout, ne veut pas qu'on sache dans le monde qu'il a une maÃtresse de ce genre-là ... - Suffit! Faut-il s'armer?... - Jamais! dit vivement Carlos. Une arme!... à quoi cela sert-il? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l'homme le plus fort par le coup que je t'ai montré!... quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d'en mettre deux à terre avant qu'ils n'aient tiré leurs briquets, que craint-on? N'as-tu pas ta canne?... - C'est juste! dit le chasseur. Paccard, qualifié de Vieille-Garde, de Fameux-Lapin, de Bon-là , homme à jarret de fer, à bras d'acier, à favoris italiens, à chevelure artiste, à barbe de sapeur, à figure blême et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d'une tournure de tambour major qui déroutait le soupçon. Un échappé de Poissy ou de Melun n'a pas cette fatuité sérieuse et cette croyance en son mérite. Giafar de l'Aaroun al Raschild du Bagne, il lui témoignait l'amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur ses deux longues quilles d'un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l'oeil droit examinât les circonstances extérieures avec cette rapidité placide particulière au voleur et à l'espion. L'oeil gauche imitait l'oeil droit. Un pas, un coup d'oeil! Sec, agile, prêt à tout et à toute heure, sans une ennemie intime appelée la liqueur des braves, Paccard eût été complet, disait Carlos, tant il possédait à fond les talents indispensables à l'homme en guerre avec la société; mais le maÃtre avait réussi à convaincre l'esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l'or liquide que lui versait à petits coups une fille de grès à grosse panse venue de Dantzick - On ouvrira l'oeil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau à plumes après avoir salué celui qu'il nommait Son confesseur. Voilà par quels événements des hommes aussi forts que l'étaient, chacun dans leur sphère, Jacques Collin, Peyrade et Corentin, arrivèrent à se trouver aux prises sur le même terrain, et à déployer leur génie dans une lutte où chacun combattit pour sa passion ou pour ses intérêts. Ce fut un de ces combats ignorés mais terribles, où il se dépense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu'il en faut pour établir une fortune. Nucingen sur le point d'être heureux s'adonne à la toilette Hommes et moyens, tout fut secret du côté de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expédition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l'histoire est muette à ce sujet, comme elle est muette sur les véritables causes de bien des révolutions. Mais voici le résultat. Cinq jours après l'entrevue de monsieur Nucingen avec Peyrade aux Champs-Elysées, un matin, un homme d'une cinquantaine d'années, doué de cette figure de blanc de céruse que la vie du monde donne aux diplomates, habillé de drap bleu, d'une tournure assez élégante, ayant presque l'air d'un ministre d'Etat, descendit d'un cabriolet splendide en en jetant les guides à son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen était visible, au valet qui se tenait sur une banquette du péristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces. - Le nom de monsieur?... dit le domestique. - Dites à monsieur le baron que je viens de l'avenue Gabriel, répondit Corentin. S'il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-là tout haut, vous vous feriez mettre à la porte. Une minute après, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intérieurs. Corentin échangea son regard impénétrable contre un regard de même nature avec le banquier, et ils se saluèrent convenablement. - Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... - Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. - La maÃtresse de monsieur de Rubempré demeure rue Taitbout, dans l'ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l'ex-maÃtresse de monsieur de Granville, le Procureur-général. - Ah! si brès te moi, s'écria le baron, gomme c'ed trôle. - Je n'ai pas de peine à croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m'a fait plaisir à voir, répondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu'il lui défend de se montrer; et il est bien aimé d'elle, car depuis quatre ans qu'elle a succédé à la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son état, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n'ont pu l'apercevoir. L'infante ne se promène que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. Lucien n'a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme il doit se marier à Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de Sérisy. Naturellement il tient et à sa maÃtresse d'apparat et à sa fiancée. Ainsi, vous êtes le maÃtre de la position, car Lucien sacrifiera son plaisir à ses intérêts et à sa vanité. Vous êtes riche, il s'agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs à la soubrette, elle vous cachera dans la chambre à coucher de sa maÃtresse; et pour vous, ça vaut bien ça! Aucune figure de rhétorique ne peut peindre le débit saccadé, net, absolu de Corentin; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l'étonnement, une expression qu'il avait depuis longtemps défendue à son visage impassible. - Je viens vous demander cinq mille francs pour mon ami, qui a laissé tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaÃt trop bien son Paris pour faire des frais d'affiches, et il a compté sur vous. Mais ceci n'est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de manière à ôter à la demande d'argent toute gravité. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez à Peyrade la place qu'il vous a demandée, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur Général de la police du Royaume a dû recevoir hier une note à ce sujet. Il ne s'agit que d'en faire parler au Préfet de police par Gondreville. Hé! bien, dites à Malin comte de Gondreville, qu'il s'agit d'obliger un de ceux qui l'ont su débarrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera... - Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les présentant à Corentin. - La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommé Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur à ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez à la femme de chambre de madame Van Bogseck par Paccard, un grand drôle de Piémontais qui aime assez le vermout. Evidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait à deviner à quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu'il voyait plutôt un directeur d'espionnage qu'un espion; mais Corentin resta pour lui ce qu'est, pour un archéologue, une inscription à laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres. - Gommend se nomme la phâme te jambre? demanda-t-il. - Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. Le baron de Nucingen, transporté de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l'heureux état où se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d'un premier rendez-vous avec une première maÃtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particulière, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d'un village, cinquante-cinq mille francs! et il les mit à même dans la poche de son habit. Mais la prodigalité des millionnaires ne peut se comparer qu'à leur avidité pour le gain. Dès qu'il s'agit d'un caprice, d'une passion, l'argent n'est plus rien pour les Crésus il leur est en effet plus difficile d'avoir des caprices que de l'or. Une jouissance est la plus grande rareté de cette vie rassasiée, pleine des émotions que donnent les grands coups de la Spéculation, et sur lesquelles ces coeurs secs se sont blasés. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d'ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvrière excessivement jolie. Accompagnée de sa mère, cette grisette donnait le bras à un jeune homme d'un habillement assez équivoque, et d'un balancement de hanches très faraud. A la première vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne; il la suit chez elle, il y entre; il se fait raconter cette vie mélangée de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail; il s'y intéresse, et laisse cinq billets de mille francs sous une pièce de cent sous une générosité déshonorée. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu'elle choisit, y dépense une vingtaine de mille francs. L'ouvrière se livre à des espérances fantastiques elle habille convenablement sa mère, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d'une Compagnie d'Assurance. Elle attend... un, deux jours; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligée d'être fidèle, elle s'endette. Le capitaliste, appelé en Hollande, avait oublié l'ouvrière; il n'alla pas une seule fois dans le Paradis où il l'avait mise, et d'où elle retomba aussi bas qu'on peut tomber à Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protégeait pas les arts, Nucingen n'avait aucune fantaisie; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait Carlos Herrera. Après son déjeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d'aller rue Taitbout, prier mademoiselle Eugénie, la femme de chambre de madame Van Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante. - Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jambre, en lui tisand que sa vordine est vaidde. Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mérites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis. - Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges à son maÃtre dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures. - Pon! ti fiendras m'habiler oe neiff eires... me goÃver; gar che feusse êdre auzi pien que bossiple... Che grois que je gombaraidrai teffant ma maidresse, u l'archante ne seraid bas l'archante... De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dÃner, fit une toilette de marié, se parfuma, s'adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette métamorphose, se donna le plaisir de voir son mari. - Mon Dieu! dit-elle, êtes-vous ridicule!... Mais mettez donc une cravate de satin noir, à la place de cette cravate blanche qui fait paraÃtre vos favoris encore plus durs; et d'ailleurs, c'est Empire, c'est vieux bonhomme, et vous vous donnez l'air d'un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser; et, pour les offrir à une fille, autant les mettre à mes oreilles. Le pauvre financier, frappé de la justesse des remarques de sa femme, lui obéissait en rechignant. - Ritiquile! ritiquile!... Che ne fous ai chamais tidde que visse édiez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rastignac. - Je l'espère bien que vous ne m'avez jamais trouvée ridicule. Suis-je femme à faire de pareilles fautes d'orthographe dans une toilette? Voyons, tournez-vous!... Boutonnez votre habit jusqu'en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux dernières boutonnières d'en haut. Enfin, tâchez de vous rendre jeune. - Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. - Attieu, montame... s'écria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu'au-delà des limites de leurs appartements respectifs, pour être certain qu'elle n'écouterait pas la conférence. Déceptions En revenant, il prit par la main Europe, et l'amena dans sa chambre, avec une sorte de respect ironique - Hé! pien, ma bedide, fus êdes pien héreize, gar vis êdes au serfice te la blis cholie phâme de Pinifers... Fodre foraine éd vaidde, si vis foulez, barler bir moi, êdre tans mes eindereds. - C'est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s'écria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille... - Ui. Che gomde pien bayer fodre onêdedé. C'ed ce g'on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé. - Ensuite, ce n'est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaÃt pas à madame, et il y a de la chance! elle se fâche, je suis renvoyée, et ma place me vaut mille francs par an. - Le gabidal te mile vrancs ed te fint mile vrancs, et si che fus tonne, fus ne berterez rien. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là , mon gros père, dit Europe, ça change joliment la question. Où sont-ils?... - Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. Il regarda chaque éclair que chaque billet faisait jaillir des yeux d'Europe, et qui révélait la concupiscence à laquelle il s'attendait. - Vous payez la place, mais l'honnêteté, la conscience?... dit Europe en levant sa mine fûtée et lançant au baron un regard seria-buffa. - La gonzience ne faud bas la blace; mais, meddons saint mille vrancs de blis, dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs. - Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds... - Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il faut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera séle... - Si vous voulez m'assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j'y consens. Mais je vous préviens d'une chose madame est forte comme un Turc, elle aime monsieur de Rubempré comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidélité... C'est bête, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu'une honnête femme, quoi? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste à la maison; elle y est allée ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame! le reste, ça vous regarde... Préparez-vous! - Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. - Ah! dit Europe, vous n'êtes pas plus défiant que ça?... Excusez du peu... - Di auras pien des ogassions te me garodder .. Nis verons gonnaissance... - Eh! bien, soyez rue Taitbout à minuit; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L'honnêteté d'une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passé minuit. - Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... - Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va .. A une heure du matin, le baron de Nucingen, caché dans la mansarde où couchait Europe, était en proie à toutes les anxiétés d'un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant à ses orteils, et sa tête allait éclater comme une machine à vapeur trop chauffée. - Che chouissais moralement pire blis de sant mille égus, dit-il à du Tillet en lui racontant cette aventure. Il écouta les moindres bruits de la rue, il entendit, à deux heures du matin, la voiture de sa maÃtresse dès le boulevard. Son coeur battit à soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds il allait donc revoir la céleste, l'ardente figure d'Esther!... Il reçut dans le coeur le bruit du marchepied et le claquement de la portière. L'attente du moment suprême l'agitait plus que s'il se fût agi de perdre sa fortune. - Ha! S'écria-t-l c'esde fifre ça! C'esde trob fifre même, che ne serai gapable te rienne te dude! - Madame est seule, descendez, dit Europe en se montrant. Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant! - Cros élevant! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. Europe allait en avant, un bougeoir à la main. - Diens, gonde-les, dit le baron en tendant à Europe les billets de banque quand il fut dans le salon. Europe prit les trente billets d'un air sérieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, où il trouva la belle Anglaise qui lui dit "Serait-ce toi, Lucien?..." - Non, pelle envant, s'écria Nucingen qui n'acheva pas. Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d'Esther du blond là où il avait vu du noir, de la faiblesse là où il admirait de la force! une douce nuit de Bretagne là où scintillait le soleil de l'Arabie. - Ah çà ! d'où venez-vous?... qui êtes-vous?... que voulez-vous? dit l'Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit. - Chai godonné les sonneddes, mais n'ayez poind beurre... chez fais m'en aller, dit-il. Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l'eau. Fus êdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré? - Un peu, mon neveu, dit l'Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dû, doi? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. - Ein ôme pien addrabé!... répondit-il piteusement. - Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme? Demanda-t-elle en plaisantant. - Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. - Gonnais bas!... fit-elle en riant comme une folle; mais la parure sera bien reçue, mon gros viol de domicile. - Fis le gonnaidrez? Attié, montame. Fis êdes un morzo te roi, mais je ne soui qu'ein bofre panquier té soizande ans bassés, et fi m'affez vaide combrentre gombien la phâme que ch'aime a te buissance, buisque fodre paudé sirhimaine n'a bas pi me la vaire ûplier... - Tiens, ce êdre chentile ze que fis me tides là , répondit l'Anglaise. - Ze n'esd pas si chentile que zelle qui me l'einsbire... - Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés? - A fodre goguine te phâme te jampre.. L'Anglaise sonna, Europe n'était pas loin. - Oh! s'écria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n'est pas monsieur!... Quelle horreur! - Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit? - Non, madame; car, à nous deux, nous ne les valons pas... Et Europe se mit à crier au voleur d'une si dure façon, que le banquier effrayé gagna la porte, d'où Europe le fit rouler par les escaliers... - Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maÃtresse! Au voleur! .. au voleur! L'amoureux baron, au désespoir, put gagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard; mais il ne savait plus à quel espion se vouer. - Est-ce que, par hasard, madame voudrait m'ôter mes profits?... dit Europe en revenant comme une furie vers l'Anglaise. - Je ne sais pas les usages de France, dit l'Anglaise. - Mais c'est que je n'ai qu'un mot à dire à monsieur pour faire mettre madame à la porte demain, répondit insolemment Europe. - Cedde zagrée fâme te jampre, dit le baron à Georges lui demanda naturellement à son maÃtre s'il était content, m'a ghibbé drande mile vrancs..., mais c'esd te ma vôde, ma drès crande vôde!... - Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... - Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d'Esther, mon hami. Georges était toujours l'ami de son maÃtre dans les grandes circonstances. L'abbé gagne la première manche Deux jours après cette scène, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu'on ne peut la raconter car elle y ajouta sa mimique, Carlos déjeunait en tête-à -tête avec Lucien. - Il ne faut pas, mon petit, que la Police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il à voix basse en allumant un cigare à celui de Lucien. C'est malsain. J'ai trouvé un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de Sérisy, tu seras très gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour être agréable à Rastignac, qui depuis longtemps a trop de madame de Nucingen, tu consens à lui servir de manteau pour cacher une maÃtresse. Monsieur de Nucingen, devenu très amoureux de la femme que cache Rastignac ceci la fera rire s'est avisé d'employer la Police pour t'espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intérêts chez les Grandlieu pourraient être compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l'appui de son mari, qui est ministre d'Etat, pour aller à la Préfecture de police. Une fois là , devant monsieur le Préfet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientôt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en être un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d'Etat, tu l'admireras, y compris le Préfet. Les plus belles mécaniques font des taches d'huile ou crachent. Ne te fâche que tout juste. Tu n'en veux pas du tout à monsieur le Préfet; mais engage-le à surveiller son monde, et plains-le d'avoir à gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forêt. Le préfet d'alors était un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des préfets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, à cheval sur la légalité, leur main n'est pas leste à l'Arbitraire que nécessite assez souvent une circonstance critique où l'action de la Préfecture doit ressembler à celle d'un pompier chargé d'éteindre un feu. En présence du Vice-Président du Conseil-d'Etat, le Préfet reconnut à la Police plus d'inconvénients qu'elle n'en a, déplora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu'il avait demandés sur Peyrade. Le Préfet, tout en promettant de réprimer les excès auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s'être adressé directement à lui, lui promit le secret, et eut l'air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la liberté individuelle, sur l'inviolabilité du domicile furent échangées entre le Ministre d'Etat et le Préfet, à qui monsieur de Sérisy fit observer que si les grands intérêts du royaume exigeaient parfois de secrètes illégalités, le crime commençait à l'application de ces moyens d'Etat aux intérêts privés. Le lendemain, au moment où Peyrade allait à son cher café David où il se régalait de voir des bourgeois comme un artiste s'amuse à voir pousser des fleurs, un gendarme habillé en bourgeois l'accosta dans la rue. - J'allais chez vous, lui dit-il à l'oreille, j'ai ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme. Le Préfet de police traita Peyrade comme s'il eût été le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allée du petit jardin de la Préfecture de police qui, dans ce temps, s'étendait le long du quai des Orfèvres. - Ce n'est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809 vous avez été mis en dehors de l'administration... Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même?... La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. Le Préfet annonça durement au pauvre Peyrade que non seulement son secours annuel était supprimé, mais encore qu'il serait, lui, l'objet d'une surveillance spéciale. Le vieillard reçut cette douche de l'air le plus calme du monde. Il n'y a rien d'immobile et d'impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le père de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumônes de son ami Corentin. - J'ai été Préfet de police, je vous donne complètement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posé dans sa majesté judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m'excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine oeillade au Préfet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l'ancien Commissaire général de police en Hollande, ou pas assez sévères pour un simple mouchard. Seulement, monsieur le Préfet, ajouta Peyrade après une pause en voyant que le Préfet gardait le silence, souvenez-vous de ce que je vais avoir l'honneur de vous dire. Sans que je me mêle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l'occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu'un qu'on trompe en ce moment, c'est votre serviteur; plus tard, vous direz C'était moi. Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. Il revint chez lui, les bras et les jambes cassés, saisi d'une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet épais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentré dans les têtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. - Il liquide avec tout le monde , même avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n'ai jamais rien demandé à Corentin, je lui demanderai de m'aider à me venger de cette stupide caisse. Sacré baron! tu sauras le quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille déshonorée... Mais aime-t-il sa fille? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espérances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremêlait ses doléances de larmes arrachées par la perspective du triste avenir qu'il léguait à sa fille, son idole, sa perle, son offrande à Dieu. - Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d'abord si le baron est ton délateur. Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville?... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et très capable de tremper dans quelque conspiration tendant à renverser la branche aÃnée au profit de la branche cadette... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s'il a vu sa maÃtresse, et d'où nous vient ce coup de caveçon... Ne te désole pas. D'abord, le Préfet ne restera pas longtemps en place... Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c'est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. - C'est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumière sur la fenêtre, et il y a quelque chose qui m'est personnel. Un instant après, le fidèle Contenson comparaissait devant les deux gnômes de la Police par lui révérés à l'égal de deux génies. - Qu'y a-t-il? dit Corentin. - Du nouveau! Je sortais du 113, où j'ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries?... Georges! ce garçon est renvoyé par le baron, qui le soupçonne d'être un mouchard. - Voilà l'effet d'un sourire qui m'est échappé, dit Peyrade. - Oh! tout ce que j'ai vu de désastres causés par des sourires!... dit Corentin. - Sans compter ce que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion à l'affaire Simeuse. Voir Une Ténébreuse Affaire. Mais, voyons, Contenson, qu'arrive-t-il? - Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J'ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d'une infinité de couleurs, il en est resté gris; quant à moi, je dois être comme un alambic! Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce cette Anglaise n'est pas son ingonnie!... Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. Une bêtise. Ça se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux; retournez la phrase, et vous trouvez le problème que résout l'homme de génie. Le baron est revenu dans un état à faire pitié. Le lendemain Georges, pour faire son bon apôtre, dit à son maÃtre "Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde? Si monsieur voulait s'en rapporter à moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m'en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. - Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien!" Georges m'a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. Mais... l'on est fait à recevoir la pluie! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme où on lui disait quelque chose comme "Monsieur de Nucingen se meurt d'amour pour une inconnue, il a déjà dépensé beaucoup d'argent en pure perte; s'il veut se trouver ce soir à minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derrière laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu'il aime... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la pureté des intentions de ceux qui procèdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidèle Georges. Il n'y aura d'ailleurs personne dans la voiture." Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d'un voile. Le baron reconnaÃt le chasseur. Deux heures après, la voiture, qui marchait comme une voiture à Louis XVIII que Dieu ait son âme! il se connaissait en police, ce roi-là ! arrête au milieu d'un bois. Le baron, à qui l'on ôte son bandeau, voit dans une voiture arrêtée son inconnue, qui... psit!... disparaÃt aussitôt. Et la voiture même train que Louis XVIII le ramène au pont de Neuilly, où il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu "Combien de billets de mille francs monsieur le baron lâche-t-il pour être mis en rapport avec son inconnue?" Georges donne le petit billet à son maÃtre, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s'entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l'exploiter, a mis Georges à la porte. En v'là un imbécile de banquier! il ne fallait renvoyer Georges qu'après avoir gougé affec l'eingonnie. - Georges a vu la femme?... dit Corentin. - Oui, dit Contenson. - Eh! bien, s'écria Peyrade, comment est-elle? - Oh! répondit Contenson, il ne m'en a dit qu'un mot un vrai soleil de beauté!... - Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s'écria Peyrade. Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. - Ya, mein Herr! répondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflées à la Préfecture, ai-je fait jaser Georges. - Je voudrais bien savoir qui m'a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots! Faut faire les cloportes, dit Contenson. - Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... - Nous allons étudier cette version-là , s'écria Corentin, pour le moment, je n'ai rien à faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade! Obéissons toujours à monsieur le Préfet... - Monsieur de Nucingen est bon à saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines... - La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l'oreille de Corentin. - Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre père... ade... A de... main. - Monsieur, dit Contenson à Corentin sur le pas de la porte, quelle drôle d'opération de change aurait faite le bonhomme!.. Hein! marier sa fille avec le prix de!... Ah! ah! l'on ferait de ce sujet une jolie pièce, et morale, intitulée La Dot d'une jeune fille. - Ah! comme vous êtes organisés, vous autres!... quelles oreilles tu as!... dit Corentin à Contenson. Décidément la Nature Sociale arme toutes ses Espèces des qualités nécessaires aux services qu'elle en attend! La Société c'est une autre Nature! - C'est très philosophique ce que vous dites-là , s'écria Contenson, un professeur en ferait un système! - Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s'en allant avec l'espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, à propos de l'inconnue... en gros... ne finasse pas... - On regarde si les cheminées fument! dit Contenson. - Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas être heureux incognito, reprit Corentin. D'ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais être joués par eux! - Parbleu! ce serait le condamné qui s'amuserait à couper le cou au bourreau, s'écria Contenson. - Tu as toujours le petit mot pour rire, répondit Corentin en laissant échapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plâtre. Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. Si le baron n'avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intérêt à voir le Préfet de police? Il s'agissait pour Corentin de savoir s'il n'existait pas de faux frères parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade "Qui donc est allé se plaindre au préfet?... A qui cette femme appartient-elle?" Ainsi, tout en s'ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nécessairement être enveloppés dans la lutte déjà commencée, et que l'amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Faux abbé, faux billets, fausses dettes, faux amour Grâce à l'adresse d'Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittée. La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. Lucien et son corrupteur purent respirer pendant un moment. Comme deux bêtes fauves poursuivies qui lappent un peu d'eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à côtoyer les précipices, le long desquels l'homme fort conduisait l'homme faible ou au gibet ou à la fortune. - Aujourd'hui, dit Carlos à sa créature, nous jouons le tout pour le tout; mais heureusement les cartes sont biseautées et les pontes sont très jeunes! Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprès de madame de Sérisy. En effet, Lucien ne devait pas être soupçonné d'avoir une fille entretenue pour maÃtresse. Il trouva d'ailleurs dans le plaisir d'être aimé, dans l'entraÃnement d'une vie mondaine, une force d'emprunt pour s'étourdir. Il obéissait à mademoiselle Clotilde de Grandlieu en n
William Shakespeare Roméo et Juliette Traduction par François-Victor Hugo . CHÅ’UR. Deux familles, égales en noblesse, Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène, Sont entraÃnées par d’anciennes rancunes à des rixes nouvelles Où le sang des citoyens souille les mains des citoyens. Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies A pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d’amoureux Dont la ruine néfaste et lamentable Doit ensevelir dans leur tombe l’animosité de leurs parents. Les terribles péripéties de leur fatal amour Et les effets de la rage obstinée de ces familles Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants, Vont en deux heures être exposés sur notre scène. Si vous daignez nous écouter patiemment, Notre zèle s’efforcera de corriger notre insuffisance. Scène I [Vérone. Une place publique.] Entrent Samson et Grégoire, armés d’épées et de boucliers. SAMSON Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs brocards. GRÉGOIRE Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart. SAMSON Je veux dire que, s’ils nous mettent en colère, nous allongeons le couteau. GRÉGOIRE Oui, mais prends garde qu’on ne t’allonge le cou tôt ou tard. SAMSON Je frappe vite quand on m’émeut. GRÉGOIRE Mais tu es lent à t’émouvoir. SAMSON Un chien de la maison de Montague m’émeut. GRÉGOIRE Qui est ému, remue ; qui est vaillant, tient ferme ; conséquemment, si tu es ému, tu lâches pied. SAMSON Quand un chien de cette maison-là m’émeut, je tiens ferme. Je suis décidé à prendre le haut du pavé sur tous les Montagues, hommes ou femmes. GRÉGOIRE Cela prouve que tu n’es qu’un faible drôle ; les faibles s’appuient toujours au mur. SAMSON C’est vrai ; et voilà pourquoi les femmes étant les vases les plus faibles, sont toujours adossées au mur ; aussi, quand j’aurai affaire aux Montagues, je repousserai les hommes du mur et j’y adosserai les femmes. GRÉGOIRE La querelle ne regarde que nos maÃtres et nous, leurs hommes. SAMSON N’importe ! je veux agir en tyran. Quand je me serai battu avec les hommes, je serai cruel avec les femmes. Il n’y aura plus de vierges ! GRÉGOIRE Tu feras donc sauter toutes leurs têtes ? SAMSON Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu voudras. GRÉGOIRE Celles-là comprendront la chose, qui la sentiront. SAMSON Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme, et l’on sait que je suis un joli morceau de chair GRÉGOIRE Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais fait un pauvre merlan. Tire ton instrument ; en voici deux de la maison de Montague. Ils dégainent. Entrent Abraham et Balthazar. SAMSON Voici mon épée nue ; cherche-leur querelle ; je serai derrière toi. GRÉGOIRE Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir. SAMSON Ne crains rien de moi. GRÉGOIRE De toi ? Non, morbleu. SAMSON Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer. GRÉGOIRE Je vais froncer le sourcil en passant près d’eux, et qu’ils le prennent comme ils le voudront. SAMSON C’est-à -dire comme ils l’oseront. Je vais mordre mon pouce en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux, s’ils le supportent 36. ABRAHAM, à Samson Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ? SAMSON Je mords mon pouce, monsieur. ABRAHAM Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ? SAMSON, bas, à Grégoire La loi est-elle de notre côté, si je dis oui ? GRÉGOIRE, bas, à Samson Non. SAMSON, haut, à Abraham Non, monsieur, ce n’est pas à votre intention que je mords mon pouce, monsieur ; mais je mords mon pouce, monsieur. GRÉGOIRE, à Abraham Cherchez-vous une querelle, monsieur ? ABRAHAM Une querelle, monsieur ? Non, monsieur ! SAMSON Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme. Je sers un maÃtre aussi bon que le vôtre. ABRAHAM Mais pas meilleur. SAMSON Soit, monsieur. Entre au fond du théâtre Benvolio, puis, à distance, derrière lui, Tybalt. GRÉGOIRE, à Samson Dis meilleur ! Voici un parent de notre maÃtre. SAMSON, à Abraham Si fait, monsieur, meilleur ! ABRAHAM Vous en avez menti. SAMSON Dégainez, si vous êtes hommes ! Tous se mettent en garde. Grégoire, souviens-toi de ta maÃtresse botte ! BENVOLIO, s’avançant, la rapière au poing. Séparez-vous, imbéciles ! rengainez vos épées ; vous ne savez pas ce que vous faites. Il rabat les armes des valets. TYBALT, s’élançant, l’épée nue, derrière Benvolio. — Quoi ! l’épée à la main, parmi ces marauds sans cÅ“ur ! — Tourne-toi, Benvolio, et fais face à ta mort. BENVOLIO, à Tybalt. — Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton épée, — ou emploie-la, comme moi, à séparer ces hommes. TYBALT — Quoi, l’épée à la main, tu parles de paix ! Ce mot, je le hais, — comme je hais l’enfer, tous les Montagues et toi. — À toi, lâche ! Tous se battent. D’autres partisans des deux maisons arrivent et se joignent à la mêlée. Alors arrivent des citoyens armés de bâtons 37. PREMIER CITOYEN — À l’œuvre les bâtons, les piques, les pertuisanes ! Frappez ! Écrasez-les ! — À bas les Montagues ! à bas les Capulets ! Entrent Capulet, en robe de chambre, et lady Capulet. CAPULET — Quel est ce bruit ?… Holà ! qu’on me donne ma grande épée. LADY CAPULET — Non ! une béquille ! une béquille !… Pourquoi demander une épée ? CAPULET — Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive — et brandit sa rapière en me narguant ! Entrent Montague, l’épée à la main, et lady Montague. MONTAGUE — À toi, misérable Capulet !… Ne me retenez pas ! lâchez-moi. LADY MONTAGUE, le retenant. — Tu ne feras pas un seul pas vers ton ennemi 38. Entre le prince, avec sa suite. LE PRINCE — Sujets rebelles, ennemis de la paix !— profanateurs qui souillez cet acier par un fratricide !… — Est-ce qu’on ne m’entend pas ?… Holà ! vous tous, hommes ou brutes, qui éteignez la flamme de votre rage pernicieuse — dans les flots de pourpre échappés de vos veines, — sous peine de torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes — jettent à terre ces épées trempées dans le crime, — et écoutez la sentence de votre prince irrité ! Tous les combattants s’arrêtent. — Trois querelles civiles, nées d’une parole en l’air, ont déjà troublé le repos de nos rues, — par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague ; — trois fois les anciens de Vérone, — dépouillant le vêtement grave qui leur sied, — ont dû saisir de leurs vieilles mains leurs vieilles pertuisanes, — gangrenées par la rouille, pour séparer vos haines gangrenées. — Si jamais vous troublez encore nos rues, — votre vie payera le dommage fait à la paix. — Pour cette fois, que tous se retirent. — Vous, Capulet, venez avec moi ; — et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi, — pour connaÃtre notre décision ultérieure sur cette affaire, — au vieux château de Villafranca, siège ordinaire de notre justice. — Encore une fois, sous peine de mort, que tous se séparent 39 ! Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio. MONTAGUE — Qui donc a réveillé cette ancienne querelle ? — Parlez, neveu, étiez-vous là quand les choses ont commencé ? BENVOLIO — Les gens de votre adversaire et les vôtres se battaient ici à outrance quand je suis arrivé ; — j’ai dégainé pour les séparer ; à l’instant même est survenu — le fougueux Tybalt, l’épée haute, — vociférant ses défis à mon oreille, — en même temps qu’il agitait sa lame autour de sa tête et pourfendait l’air —qui narguait son impuissance par un sifflement. — Tandis que nous échangions les coups et les estocades, — sont arrivés des deux côtés de nouveaux partisans qui ont combattu — jusqu’à ce que le prince soit venu les séparer 40. LADY MONTAGUE — Oh ! où est donc Roméo ? l’avez-vous vu aujourd’hui ? — Je suis bien aise qu’il n’ait pas été dans cette bagarre. BENVOLIO — Madame, une heure avant que le soleil sacré — perçât la vitre d’or de l’Orient, — mon esprit agité m’a entraÃné à sortir ; — tout en marchant dans le bois de sycomores — qui s’étend à l’ouest de la ville, — j’ai vu votre fils qui s’y promenait déjà ; — je me suis dirigé vers lui, mais, à mon aspect, — il s’est dérobé dans les profondeurs du bois. — Pour moi, jugeant de ses émotions par les miennes, — qui ne sont jamais aussi absorbantes que quand elles sont solitaires, — j’ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne, —et j’ai évité volontiers qui me fuyait si volontiers 41. MONTAGUE — Voilà bien des matinées 42 qu’on l’a vu là — augmenter de ses larmes la fraÃche rosée du matin — et à force de soupirs ajouter des nuages aux nuages. — Mais, aussitôt que le vivifiant soleil — commence, dans le plus lointain orient, à tirer — les rideaux ombreux du lit de l’Aurore, — vite mon fils accablé fuit la lumière, il rentre, — s’emprisonne dans sa chambre, — ferme ses fenêtres, tire le verrou sur le beau jour, — et se fait une nuit artificielle. — Ah ! cette humeur sombre lui sera fatale, — si de bons conseils n’en dissipent la cause. BENVOLIO — Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ? MONTAGUE — Je ne la connais pas et je n’ai pu l’apprendre de lui. BENVOLIO — Avez-vous insisté près de lui suffisamment ? MONTAGUE — J’ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes amis ; — mais il est le seul conseiller de ses passions ; — il est l’unique confident de lui-même, confident peu sage peut-être, — mais aussi secret, aussi impénétrable, — aussi fermé à la recherche et à l’examen — que le bouton qui est rongé par un ver jaloux — avant de pouvoir épanouir à l’air ses pétales embaumés — et offrir sa beauté au soleil ! — Si seulement nous pouvions savoir d’où lui viennent ces douleurs, — nous serions aussi empressés pour les guérir que pour les connaÃtre. Roméo paraÃt à distance. BENVOLIO — Tenez, le voici qui vient. Éloignez-vous, je vous prie, — ou je connaÃtrai ses peines, ou je serai bien des fois refusé. MONTAGUE — Puisses-tu, en restant, être assez heureux — pour entendre une confession complète !… Allons, madame, partons ! Sortent Montague et lady Montague. BENVOLIO — Bonne matinée, cousin ! ROMÉO — Le jour est-il si jeune encore ? BENVOLIO — Neuf heures viennent de sonner. ROMÉO Oh ! que les heures tristes semblent longues ! — N’est-ce pas mon père qui vient de partir si vite ? BENVOLIO — C’est lui-même. Quelle est donc la tristesse qui allonge les heures de Roméo ? ROMÉO — La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait. BENVOLIO — Tu es amoureux ? ROMÉO Je suis éperdu… BENVOLIO D’amour ! ROMÉO — Des dédains de celle que j’aime. BENVOLIO — Hélas ! faut-il que l’amour, si doux en apparence, — soit si tyrannique et si cruel à l’épreuve ? ROMÉO — Hélas ! faut-il que l’amour, malgré le bandeau qui l’aveugle, — trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but 43 !… — Où dÃnerons-nous !… Ô mon Dieu !… Quel était ce tapage ?… — Mais non, ne me le dis pas, car je sais tout ! — Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais plus encore avec l’amour… — Amour ! Ô tumultueux amour ! Ô amoureuse haine ! — Ô tout, créé de rien ! — Ô lourde légèreté ! vanité sérieuse ! — Informe chaos de ravissantes visions ! — Plume de plomb, lumineuse fumée, feu glacé, santé maladive ! — Sommeil toujours éveillé qui n’est pas ce qu’il est ! — Voilà l’amour que je sens et je n’y sens pas d’amour… — Tu ris, n’est-ce pas ? BENVOLIO Non, cousin je pleurerais plutôt. ROMÉO — Bonne âme !… et de quoi ? BENVOLIO De voir ta bonne âme si accablée. ROMÉO Oui, tel est l’effet de la sympathie. — La douleur ne pesait qu’à mon cÅ“ur, et tu veux l’étendre sous la pression — de la tienne cette affection que tu me montres ajoute une peine de plus à l’excès de mes peines. — L’amour est une fumée de soupirs ; — dégagé, c’est une flamme qui étincelle aux yeux des amants ; — comprimé, c’est une mer qu’alimentent leurs larmes 44. — Qu’est-ce encore ? La folle la plus raisonnable, — une suffocante amertume, une vivifiante douceur !… — Au revoir, mon cousin. Il va pour sortir. BENVOLIO Doucement, je vais vous accompagner — vous me faites injure en me quittant ainsi. ROMÉO — Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; — ce n’est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs. BENVOLIO — Dites-moi sérieusement qui vous aimez. ROMÉO — Sérieusement ? Roméo ne peut le dire qu’avec des sanglots. BENVOLIO Avec des sanglots ? non ! — Dites-le-moi sérieusement. ROMÉO — Dis donc à un malade de faire sérieusement son testament ! — Ah ! ta demande s’adresse mal à qui est si mal ! — Sérieusement, cousin, j’aime une femme. BENVOLIO — En le devinant, j’avais touché juste. ROMÉO — Excellent tireur !… j’ajoute qu’elle est d’une éclatante beauté. BENVOLIO — Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile à atteindre. ROMÉO — Ce trait-là frappe à côté ; car elle est hors d’atteinte — des flèches de Cupidon ; elle a le caractère de Diane ; — armée d’une chasteté à toute épreuve, — elle vit à l’abri de l’arc enfantin de l’Amour ; — elle ne se laisse pas assiéger en termes amoureux, — elle se dérobe au choc des regards provocants 45 — et ferme son giron à l’or qui séduirait une sainte. — Oh ! elle est riche en beauté, misérable seulement — en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec elle 46! BENVOLIO — Elle a donc juré de vivre toujours chaste ? ROMÉO — Elle l’a juré, et cette réserve produit une perte immense. — En affamant une telle beauté par ses rigueurs, — elle en déshérite toute la postérité. — Elle est trop belle, trop sage, trop sagement belle, — car elle mérite le ciel en faisant mon désespoir. — Elle a juré de n’aimer jamais, et ce serment — me tue en me laissant vivre, puisque c’est un vivant qui te parle. BENVOLIO — Suis mon conseil ; cesse de penser à elle. ROMÉO — Oh ! apprends-moi comment je puis cesser de penser. BENVOLIO — En rendant la liberté à tes yeux — examine d’autres beautés. ROMÉO Ce serait le moyen — de rehausser encore ses grâces exquises. — Les bienheureux masques qui baisent le front des belles, — ne servent, par leur noirceur, qu’à nous rappeler la blancheur qu’ils cachent. — L’homme frappé de cécité ne saurait oublier — le précieux trésor qu’il a perdu avec la vue. — Montre-moi la plus charmante maÃtresse — que sera pour moi sa beauté, sinon une page — où je pourrai lire le nom d’une beauté plus charmante encore ? — Adieu tu ne saurais m’apprendre à oublier. BENVOLIO — J’achèterai ce secret-là , dussé-je mourir insolvable ! Ils sortent. Scène II [Devant la maison de Capulet.] Entrent Capulet, Paris et le Clown. CAPULET — Montague est lié comme moi, — et sous une égale caution. Il n’est pas bien difficile, je pense, — à des vieillards comme nous de garder la paix 47. PARIS — Vous avez tous deux la plus honorable réputation ; — et c’est pitié que vous ayez vécu si longtemps en querelle… Mais maintenant, monseigneur, que répondez-vous à ma requête ? CAPULET — Je ne puis que redire ce que j’ai déjà dit. — Mon enfant est encore étrangère au monde ; — elle n’a pas encore vu la fin de ses quatorze ans — laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil, — avant de la juger mûre pour le mariage. PARIS — De plus jeunes qu’elles sont déjà d’heureuses mères. CAPULET — Trop vite étiolées sont ces mères trop précoces… — La terre a englouti toutes mes espérances ; Juliette seule, — Juliette est la reine espérée de ma terre. — Courtisez-la, gentil Pâris, obtenez son cÅ“ur ; — mon bon vouloir n’est que la conséquence de son assentiment ; — si vous lui agréez, c’est de son choix — que dépendent mon approbation et mon plein consentement… 48 — Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, — à laquelle j’invite ceux que j’aime ; vous — serez le très-bienvenu, si vous voulez être du nombre. — Ce soir, dans ma pauvre demeure, attendez-vous à contempler — des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. — Les délicieux transports qu’éprouvent les jeunes galants — alors qu’Avril tout pimpant arrive sur les talons — de l’imposant hiver, vous les ressentirez — ce soir chez moi, au milieu de ces fraÃches beautés en bouton. — Écoutez-les toutes, voyez-les toutes, — et donnez la préférence à celle qui la méritera. — Ma fille sera une de celles que vous verrez, — et, si elle ne se fait pas compter elle peut du moins faire nombre. — Allons, venez avec moi… Au clown. Holà , maraud ! tu vas te démener — à travers notre belle Vérone ; tu iras trouver les personnes — dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras — que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition. Il remet un papier au clown et sort avec Pâris. LE CLOWN, seul, les yeux fixés sur le papier. Trouver les gens dont les noms sont écrits ici 249? Il est écrit… que le cordonnier doit se servir de sa verge, le tailleur de son alêne, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre de ses filets ; mais moi, on veut que j’aille trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici l’écrivain ! Il faut que je m’adresse aux savants… Heureuse rencontre ! Entrent Benvolio et Roméo. BENVOLIO — Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre inflammation ; — une peine est amoindrie par les angoisses d’une autre peine. — La tête te tourne-t-elle ? — tourne en sens inverse, et tu te remettras… — Une douleur désespérée se guérit par les langueurs d’une douleur nouvelle ; — que tes regards aspirent un nouveau poison, — et l’ancien perdra son action vénéneuse. ROMÉO, ironiquement. — La feuille de plantain est excellente pour cela 50. BENVOLIO — Pour quoi, je te prie ? ROMÉO Pour une jambe cassée. BENVOLIO — Ça, Roméo, es-tu fou ? ROMÉO — Pas fou précisément, mais lié plus durement qu’un fou ; je suis tenu en prison, mis à la diète, — flagellé, tourmenté et… Au clown. Bonsoir, mon bon ami. LE CLOWN Dieu vous donne le bonsoir !… Dites-moi, monsieur savez-vous lire ? ROMÉO Oui, ma propre fortune dans ma misère. LE CLOWN Peut-être avez-vous appris ça sans livre ; mais, dites-moi, savez-vous lire le premier écrit venu ? ROMÉO Oui, si j’en connais les lettres et la langue. LE CLOWN Vous parlez congrûment. Le ciel vous tienne en joie ! Il va pour se retirer. ROMÉO, le rappelant. Arrête, l’ami, je sais lire. Il prend le papier des mains du valet et lit  Le signor Martino, sa femme et ses filles ; le comte Anselme et ses charmantes sÅ“urs ; la veuve du signor Vitruvio ; le signor Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère Valentin ; mon oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le signor Valentio et son cousin Tybalt ; Lucio et la vive Héléna. » Rendant le papier. Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ? LE CLOWN Là -haut. ROMÉO Où cela ? LE CLOWN Chez nous, à souper. ROMÉO Chez qui ? LE CLOWN Chez mon maÃtre. ROMÉO J’aurais dû commencer par cette question. LE CLOWN Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez mon maÃtre est le grand et riche Capulet ; si vous n’êtes pas de la maison des Montagues, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de vin… Dieu vous tienne en joie ! Il sort. BENVOLIO — C’est l’antique fête des Capulets ; — la charmante Rosaline, celle que tu aimes tant, y soupera, — ainsi que toutes les beautés admirées de Vérone ; — vas-y, puis, d’un Å“il impartial, — compare son visage à d’autres que je te montrerai, — et je te ferai convenir que ton cygne n’est qu’un corbeau. ROMÉO — Si jamais mon regard, en dépit d’une religieuse dévotion, — proclamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! — et que mes yeux, restés vivants, quoique tant de fois noyés, — transparents hérétiques, soient brûlés comme imposteurs ! — Une femme plus belle que ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout — n’a jamais vu son égale depuis qu’a commencé le monde ! BENVOLIO — Bah ! vous l’avez vue belle, parce que vous l’avez vue seule ; pour vos yeux, elle n’avait d’autre contrepoids qu’elle-même ; — mais, dans ces balances cristallines, mettez votre — bien-aimée en regard de telle autre beauté — que je vous montrerai toute brillante à cette fête, — et elle n’aura plus cet éclat qu’elle a pour vous aujourd’hui. ROMÉO — Soit ! J’irai, non pour voir ce que tu dis, mais pour jouir de la splendeur de mon adorée. Ils sortent. Scène III. [Dans la maison de Capulet.] Entrent Lady Capulet et la Nourrice. LADY CAPULET — Nourrice, où est ma fille ? Appelle-la. LA NOURRICE — Eh ! par ma virginité de douze ans, je lui ai dit de venir… Appelant. Allons, mon agneau ! Allons, mon oiselle ! Dieu me pardonne !… Où est donc cette fille ?… Allons, Juliette ! Entre Juliette. JULIETTE — Eh bien, qui m’appelle ? LA NOURRICE Votre mère. JULIETTE — Me voici, madame. — Quelle est votre volonté ? LADY CAPULET Voici la chose… Nourrice, laisse-nous un peu ; — nous avons à causer en secret… La nourrice va pour sortir. Non, reviens, nourrice ; — je me suis ravisée, tu assisteras à notre conciliabule. — Tu sais que ma fille est d’un joli âge. LA NOURRICE — Ma foi, je puis dire son âge à une heure près. LADY CAPULET — Elle n’a pas quatorze ans. LA NOURRICE Je parierais quatorze de mes dents, — et, à ma grande douleur je n’en ai plus que quatre, — qu’elle n’a pas quatorze ans… Combien y a-t-il d’ici à la Saint-Pierre-ès-Liens. LADY CAPULET Une quinzaine au moins ? LA NOURRICE — Au moins ou au plus, n’importe ! — Entre tous les jours de l’année, c’est précisément — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens qu’elle aura quatorze ans. Susanne et elle, Dieu garde toutes les âmes chrétiennes ! — étaient du même âge… Oui, à présent, Susanne est avec Dieu ; elle était trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; — elle les aura, ma parole. Je m’en souviens bien. — Il y a maintenant onze ans du tremblement de terre ; — et elle fut sevrée, je ne l’oublierai jamais, — entre tous les jours de l’année, précisément ce jour-là ; — car j’avais mis de l’absinthe au bout de mon sein, — et j’étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier ; — Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue… — Oh ! j’ai le cerveau solide !… Mais, comme je disais, — dès qu’elle eut goûté l’absinthe au bout — de mon sein et qu’elle en eut senti l’amertume, il fallait voir comme la petite folle, — toute furieuse, s’est emportée contre le téton ! — Tremble, fit le pigeonnier ; il n’était pas besoin, je vous jure, — de me dire de décamper… — Et il y a onze ans de ça ; — car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la sainte croix, elle pouvait courir et trottiner tout partout ; — car, tenez, la veille même, elle s’était cogné le front ; — et alors mon mari, Dieu soit avec son âme ! — c’était un homme bien gai ! releva l’enfant — Oui-dà , dit-il, tu tombes sur la face ? — Quand tu auras plus d’esprit, tu tomberas sur le dos ; — n’est-ce pas, Juju ? Et, par Notre Dame, — la petite friponne cessa de pleurer et dit Oui ! — Voyez donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! — Je garantis que, quand je vivrais mille ans, — je n’oublierais jamais ça N’est-ce pas, Juju ? fit-il ; — et la petite folle s’arrêta et dit Oui ! LADY CAPULET — En voilà assez ; je t’en prie, tais-toi. LA NOURRICE — Oui, madame ; pourtant je ne peux pas m’empêcher de rire — quand je songe qu’elle cessa de pleurer et dit Oui ! — Et pourtant je garantis qu’elle avait au front une bosse aussi grosse qu’une coque de jeune poussin — un coup terrible ! et elle pleurait amèrement. — Oui-dà , fit mon mari, tu tombes sur la face ? — Quand tu seras d’âge, tu tomberas sur le dos ; n’est-ce pas, Juju ? Et elle s’arrêta et dit Oui 51! JULIETTE — Arrête-toi donc aussi, je t’en prie, nourrice ! LA NOURRICE — Paix ! j’ai fini. Que Dieu te marque de sa grâce ! — Tu étais le plus joli poupon que j’aie jamais nourri ; — si je puis vivre pour te voir marier un jour, je serai satisfaite. LADY CAPULET — Voilà justement le sujet — dont je viens l’entretenir… Dis-moi, Juliette, ma fille, — quelle disposition te sens-tu pour le mariage ? JULIETTE — C’est un honneur auquel je n’ai pas même songé. LA NOURRICE — Un honneur ! Si je n’étais pas ton unique nourrice, — je dirais que tu as sucé la sagesse avec le lait. LADY CAPULET — Eh bien, songez au mariage, dès à présent ; de plus jeunes que vous, — dames fort estimées, ici à Vérone même, — sont déjà devenues mères ; si je ne me trompe, — j’étais mère moi-même avant l’âge — où vous êtes fille encore. En deux mots, voici le vaillant Pâris vous recherche pour sa fiancée 52. LA NOURRICE — Voilà un homme, ma jeune dame ! un homme — comme le monde entier… Quoi ! c’est un homme en cire ! LADY CAPULET — Le parterre de Vérone n’offre pas une fleur pareille. LA NOURRICE — Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence 53. LADY CAPULET — Qu’en dites-vous ? Pourriez-vous aimer ce gentilhomme ? Ce soir vous le verrez à notre fête ; — lisez alors sur le visage du jeune Pâris, — et observez toutes les grâces qu’y a tracées la plume de la beauté ; — examinez ces traits si bien mariés, — et voyez quel charme chacun prête à l’autre ; — si quelque chose reste obscur en cette belle page, — vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. — Ce précieux livre d’amour, cet amant jusqu’ici détaché, — pour être parfait, n’a besoin que d’être relié !… — Le poisson brille sous la vague, et c’est la splendeur suprême — pour le beau extérieur de recéler le beau intérieur ; — aux yeux de beaucoup, il n’en est que plus magnifique, le livre — qui d’un fermoir d’or étreint la légende d’or ! — Ainsi, en l’épousant, vous aurez part à tout ce qu’il possède, — sans que vous-même soyez en rien diminuée. LA NOURRICE — Elle, diminuer ! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes s’arrondissent auprès des hommes ! LADY CAPULET, à Juliette. — Bref, dites-moi si vous répondrez à l’amour de Pâris. JULIETTE — Je verrai à l’aimer, s’il suffit de voir pour aimer — mais mon attention à son égard ne dépassera pas — la portée que lui donneront vos encouragements. Entre un valet. LE VALET Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on vous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la nourrice à l’office ; et tout est terminé. Il faut que je m’en aille pour servir ; je vous en conjure, venez vite. LADY CAPULET — Nous te suivons, Juliette, le comte nous attend. LA NOURRICE — Va, fillette, va ajouter d’heureuses nuits à tes heureux jours. Tous sortent. Scène IV [Une place sur laquelle est située la maison de Capulet.] Entrent Roméo, costumé en pélerin ; Mercutio, Benvolio, avec cinq ou six masques ; des gens portant des torches et des musiciens. ROMÉO — Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser — ou entrer sans apologie ? BENVOLIO — Ces harangues prolixes ne sont plus de mode. — Nous n’aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d’une écharpe, portant un arc peint à la tartare, — et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas de prologue appris par cÅ“ur et mollement débité — à l’aide d’un souffleur pour préparer notre entrée. — Qu’ils nous estiment dans la mesure qu’il leur plaira ; — nous leur danserons une mesure, et nous partirons. ROMÉO — Qu’on me donne une torche ! Je ne suis pas en train de gambader ! — Sombre comme je suis, je veux porter la lumière 54. MERCUTIO — Ah ! mon doux Roméo, nous voulons que vous dansiez. ROMÉO — Non, croyez-moi vous avez tous la chaussure de bal — et le talon léger moi, j’ai une âme de plomb — qui me cloue au sol et m’ôte le talent de remuer. MERCUTIO — Vous êtes amoureux 55; empruntez à Cupidon ses ailes, — et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor. ROMÉO — Ses flèches m’ont trop cruellement blessé — pour que je puisse m’élancer sur ses ailes légères ; enchaÃné comme je le suis, — je ne saurais m’élever au-dessus d’une immuable douleur, je succombe sous l’amour qui m’écrase. MERCUTIO — Prenez le dessus et vous l’écraserez — le délicat enfant sera bien vite accablé par vous. ROMÉO — L’amour, un délicat enfant ! Il est brutal, — rude, violent ; il écorche comme l’épine. MERCUTIO — Si l’amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ; — écorchez l’amour qui vous écorche, et vous le dompterez. Aux valets. — Donnez-moi un étui à mettre mon visage ! Se masquant. — Un masque sur un masque ! Peu m’importe à présent — qu’un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! — Voilà d’épais sourcils qui rougiront pour moi ! BENVOLIO — Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, — que chacun ait recours à ses jambes 56! ROMÉO — À moi une torche ! Que les galants au cÅ“ur léger — agacent du pied la natte insensible. — Pour moi, je m’accommode d’une phrase de grand-père — je tiendrai la chandelle et je regarderai… — À vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache. MERCUTIO — Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! — Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier — de cet amour où tu patauges — jusqu’aux oreilles… Allons vite. Nous usons notre éclairage de jour… ROMÉO — Comment cela ? MERCUTIO Je veux dire, messire, qu’en nous attardant — nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour… — Ne tenez compte que de ma pensée notre mérite est cinq fois dans notre intention pour une fois qu’il est dans notre bel esprit. ROMÉO — En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, — mais il y a peu d’esprit à y aller. MERCUTIO Peut-on demander pourquoi ? ROMÉO — J’ai fait un rêve cette nuit. MERCUTIO Et moi aussi. ROMÉO — Eh bien ! qu’avez-vous rêvé ? MERCUTIO Que souvent les rêveurs sont mis dedans ! ROMÉO — Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité. MERCUTIO — Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite. — Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, — pas plus grande qu’une agate à l’index d’un alderman, — traÃnée par un attelage de petits atomes — à travers les nez des hommes qui gisent endormis. — Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; — la capote, d’ailes de sauterelles ; — les rênes, de la plus fine toile d’araignée ; les harnais, d’humides rayons de lune. — Son fouet, fait d’un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. — Son cocher est un petit cousin en livrée grise, — moins gros de moitié qu’une petite bête ronde — tirée avec une épingle du doigt paresseux d’une servante. — Son chariot est une noisette, vide, — taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, — carrossier immémorial des fées. — C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit — à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour, — sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, — sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d’honoraires, — sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! — Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée — de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. — Tantôt elle galope sur le nez d’un solliciteur, — et vite il rêve qu’il flaire une place ; — tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dÃme — chatouiller la narine d’un curé endormi, — et vite il rêve d’un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d’un soldat, — et alors il rêve de gorges ennemies coupées, — de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, — de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours — battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, — et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, — et se rendort. C’est cette même Mab — qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux — et dans les poils emmêlés durcit ces nÅ“uds magiques — qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. — C’est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, — les étreint et les habitue à porter leur charge — pour en faire des femmes à solide carrure. C’est elle 57… ROMÉO Paix, paix, Mercutio, paix. — Tu nous parles de riens ! MERCUTIO En effet, je parle des rêves, — ces enfants d’un cerveau en délire, — que peut seule engendrer l’hallucination, — aussi insubstantielle que l’air, — et plus variable que le vent qui caresse — en ce moment le sein glacé du nord, — et qui, tout à l’heure, s’échappant dans une bouffée de colère, — va se tourner vers le midi encore humide de rosée ! BENVOLIO — Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes — le souper est fini et nous arriverons trop tard. ROMÉO — Trop tôt, j’en ai peur ! Mon âme pressent — qu’une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile, aura pour date funeste — cette nuit de fête, et terminera — la méprisable existence contenue dans mon sein — par le coup sinistre d’une mort prématurée. — Mais que celui qui est le nautonnier de ma destinée — dirige ma voile !… En avant, joyeux amis ! BENVOLIO — Battez, tambours ! Ils sortent. Scène V [Une salle dans la maison de Capulet.] Entrent plusieurs valets. PREMIER VALET Où est donc Laterrine, qu’il ne m’aide pas à desservir ? Lui, soulever une assiette ! Lui, frotter une table ! Fi donc ! DEUXIÈME VALET Quand le soin d’une maison est confié aux mains d’un ou deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées, c’est une sale chose. PREMIER VALET Dehors les tabourets !… Enlevez le buffet !… Attention à l’argenterie… À l’un de ses camarades. Mon bon, mets-moi de côté un massepain ; et, si tu m’aimes, dis au portier de laisser entrer Suzanne Lameule et Nelly… Antoine ! Laterrine ! TROISIEME VALET Voilà , mon garçon ! présent ! PREMIER VALET On vous attend, on vous appelle, on vous demande, on vous cherche dans la grande chambre. TROISIEME VALET Nous ne pouvons pas être ici et là … Vivement, mes enfants ; mettez-y un peu d’entrain, et que le dernier restant emporte tout 58. Ils se retirent. Entrent le vieux Capulet, puis, parmi la foule des convives, Tybalt, Juliette et la nourrice ; enfin, Roméo, accompagné de ses amis, tous masqués. Les valets vont et viennent. CAPULET — Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne sont pas — affligées de cors aux pieds vont vous donner de l’exercice !… Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes — refusera de danser à présent ? Celle qui fera la mijaurée, celle-là , — je jurerai qu’elle a des cors ! Eh ! je vous prends par l’endroit sensible, n’est-ce pas ? À de nouveaux arrivants. — Vous êtes les bienvenus, messieurs… J’ai vu le temps — où, moi aussi, je portais un masque et où je savais chuchoter à l’oreille des belles dames — de ces mots qui les charment ce temps-là n’est plus, il n’est plus, il n’est plus 59! À de nouveaux arrivants. — Vous êtes les bienvenus, messieurs… Allons, musiciens, jouez ! — Salle nette pour le bal ! Qu’on fasse place ! et en avant, jeunes filles ! La musique joue. Les danses commencent. Aux valets. — Encore des lumières, marauds. Redressez ces tables, — et éteignez le feu ; il fait trop chaud ici… À son cousin Capulet, qui arrive. — Ah ! mon cher, ce plaisir inespéré est d’autant mieux venu… — Asseyez-vous, asseyez-vous, bon cousin Capulet ; — car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse. — Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bal où vous et moi — nous étions masqués ? DEUXIÈME CAPULET Trente ans, par Notre-Dame ! PREMIER CAPULET — Bah ! mon cher ! pas tant que ça ! pas tant que ça ! — C’était à la noce de Lucentio. — Vienne la Pentecôte aussi vite qu’elle voudra, — il y aura de cela quelque vingt-cinq ans ; et cette fois nous étions masqués. DEUXIÈME CAPULET — Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps son fils est plus âgé, messire ; — son fils a trente ans. PREMIER CAPULET Pouvez-vous dire ça ! — Son fils était encore mineur il y a deux ans 60. ROMÉO, à un valet, montrant Juliette. — Quelle est cette dame qui enrichit la main — de ce cavalier, là -bas ? LE VALET Je ne sais pas, monsieur. ROMÉO Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! — Sa beauté est suspendue à la face de la nuit — comme un riche joyau à l’oreille d’une Éthiopienne ! — Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la terre ! — Telle la colombe de neige dans une troupe de corneilles 61, — telle apparaÃt cette jeune dame au milieu de ses compagnes. — Cette danse finie, j’épierai la place où elle se tient, — et je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la sienne. — Mon cÅ“ur a-t-il aimé jusqu’ici ? Non ; jurez-le, mes yeux ! — Car jusqu’à ce soir, je n’avais pas vu la vraie beauté. TYBALT, désignant Roméo. — Je reconnais cette voix ; ce doit être un Montague… À un page. — Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le misérable ose — venir ici, couvert d’un masque grotesque, — pour insulter et narguer notre solennité ? — Ah ! par l’antique honneur de ma race, — je ne crois pas qu’il y ait péché à l’étendre mort ! PREMIER CAPULET — Eh bien ! qu’as-tu donc, mon neveu ? Pourquoi cette tempête ? TYBALT — Mon oncle, voici un Montague, un de nos ennemis, — un misérable qui est venu ici par bravade — insulter à notre soirée solennelle. PREMIER CAPULET — N’est-ce pas le jeune Roméo ? TYBALT C’est lui, ce misérable Roméo ! PREMIER CAPULET — Du calme, gentil cousin ! laisse-le tranquille ; — il a les manières du plus courtois gentilhomme ; — et, à dire vrai, Vérone est fière de lui, comme d’un jouvenceau vertueux et bien élevé. — Je ne voudrais pas, pour toutes les richesses de cette ville, — qu’ici, dans ma maison, il lui fût fait une avanie. — Aie donc patience, ne fais pas attention à lui, — c’est ma volonté ; si tu la respectes, — prends un air gracieux et laisse là cette mine farouche — qui sied mal dans une fête. TYBALT — Elle sied bien dès qu’on a pour hôte un tel misérable ; — je ne le tolérerai pas ! PREMIER CAPULET Vous le tolérerez ! — Qu’est-ce à dire, monsieur le freluquet ! J’entends que vous le tolériez… Allons donc ! — Qui est le maÃtre ici, vous ou moi ? Allons donc ! — Vous ne le tolérerez pas ! Dieu me pardonne ! Vous voulez soulever une émeute au milieu de mes hôtes ! — Vous voulez mettre le vin en perce ! vous voulez faire l’homme ! TYBALT — Mais, mon oncle, c’est une honte. PREMIER CAPULET Allons, allons, — vous êtes un insolent garçon. En vérité, — cette incartade pourrait vous coûter cher Je sais ce que je dis… — Il faut que vous me contrariiez !… Morbleu ! c’est le moment 62!… Aux danseurs. — À merveille, mes chers cÅ“urs !… À Tybalt. Vous êtes un faquin… — Restez tranquille, sinon… Aux valets. Des lumières ! encore des lumières ! par décence ! À Tybalt. — Je vous ferai rester tranquille, allez ! Aux danseurs. De l’entrain, mes petits cÅ“urs ! TYBALT — La patience qu’on m’impose lutte en moi avec une colère obstinée, — et leur choc fait trembler tous mes membres… — Je vais me retirer ; mais cette fureur rentrée, — qu’en ce moment on croit adoucie, se convertira en fiel amer. Il sort. ROMÉO, prenant la main de Juliette. — Si j’ai profané avec mon indigne main — cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence — permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, — d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser. JULIETTE — Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main — qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. — Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; — et cette étreinte est un pieux baiser. ROMÉO — Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ? JULIETTE — Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière. ROMÉO — Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. — Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir. JULIETTE — Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières. ROMÉO — Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière. Il l’embrasse sur la bouche. — Vos lèvres ont effacé le péché des miennes. JULIETTE — Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres. ROMÉO — Vous avez pris le péché de mes lèvres ? Ô reproche charmant ! — Alors rendez-moi mon péché. Il l’embrasse encore. JULIETTE Vous avez l’art des baisers. LA NOURRICE, à Juliette. — Madame, votre mère voudrait vous dire un mot 63. Juliette se dirige vers lady Capulet. ROMÉO, à la nourrice. — Qui donc est sa mère ? LA NOURRICE Eh bien, bachelier, — sa mère est la maÃtresse de la maison, — une bonne dame, et sage et vertueuse ; — j’ai nourri sa fille, celle avec qui vous causiez ; — je vais vous dire celui qui parviendra à mettre la main sur elle — pourra faire sonner les écus. ROMÉO C’est une Capulet ! — Ô trop chère créance ! Ma vie est due à mon ennemie 64! BENVOLIO, à Roméo. — Allons, partons la fête est à sa fin. ROMÉO, à part. - Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble. CAPULET, aux invités qui se retirent. - Çà , messieurs, n’allez pas nous quitter encore — nous avons un méchant petit souper qui se prépare… — Vous êtes donc décidés ?… Eh bien, alors je vous remercie tous… — Je vous remercie, honnêtes gentilshommes, bonne nuit 65. — Des torches par ici !… Allons, mettons-nous au lit ! A son cousin Capulet. — Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard — je vais me reposer. Tous sortent, excepté Juliette et la nourrice. JULIETTE — Viens ici, nourrice quel est ce gentilhomme, là -bas ? LA NOURRICE — C’est le fils et l’héritier du vieux Tibério. JULIETTE — Quel est celui qui sort à présent ? LA NOURRICE — Ma foi, je crois que c’est le jeune Pétruchio. JULIETTE, montrant Roméo. — Quel est cet autre qui suit et qui n’a pas voulu danser ? LA NOURRICE Je ne sais pas. JULIETTE — Va demander son nom. La nourrice s’éloigne un moment. S’il est marié, — mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial. LA NOURRICE, revenant. — Son nom est Roméo ; c’est un Montague, — le fils unique de votre grand ennemi. JULIETTE — Mon unique amour émane de mon unique haine ! — Je l’ai vu trop tôt sans le connaÃtre et je l’ai connu trop tard. — Il m’est né un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré ! LA NOURRICE — Que dites-vous ? que dites-vous ? JULIETTE Une strophe que vient de m’apprendre — un de mes danseurs. Voix au-dehors appelant Juliette. LA NOURRICE Tout à l’heure ! tout à l’heure !… — Allons nous-en ; tous les étrangers sont partis. Entre le chÅ“ur. LE CHÅ’UR Maintenant, le vieil amour agonise sur son lit de mort, Et une passion nouvelle aspire à son héritage. Cette belle pour qui notre amant gémissait et voulait mourir, Comparée à la tendre Juliette, a cessé d’être belle. Maintenant Roméo est aimé de celle qu’il aime Et tous deux sont ensorcelés par le charme de leurs regards. Mais il a besoin de conter ses peines à son ennemie supposée, Et elle dérobe ce doux appât d’amour sur un hameçon dangereux. Traité en ennemi, Roméo ne peut avoir un libre accès Pour soupirer ces vÅ“ux que les amants se plaisent à prononcer, Et Juliette, tout aussi éprise, est plus impuissante encore À ménager une rencontre entre les amoureux. Mais la passion leur donne la force, et le temps, l’occasion De goûter ensemble d’ineffables joies dans d’ineffables transes. Il sort 66. Scène VI [Une route aux abords du jardin de Capulet.] Roméo entre précipitamment. ROMÉO, montrant le mur du jardin. — Puis-je aller plus loin, quand mon cÅ“ur est ici ? — En arrière, masse terrestre, et trouve ton centre. Il escalade le mur et disparaÃt. Entrent Mercutio et Benvolio. BENVOLIO — Roméo ! mon cousin Roméo ! MERCUTIO Il a fait sagement. — Sur ma vie, il s’est esquivé pour gagner son lit. BENVOLIO — Il a couru de ce côté et sauté par-dessus le mur de ce jardin. — Appelle-le, bon Mercutio. MERCUTIO Je ferai plus ; je vais le conjurer… — Roméo ! caprice ! frénésie ! passion ! amour ! — apparais-nous sous la forme d’un soupir ! — Dis seulement un vers, et je suis satisfait ! — Crie seulement hélas ! accouple seulement amour avec jour ! — Rien qu’un mot aimable pour ma commère Vénus ! — Rien qu’un sobriquet pour son fils, pour son aveugle héritier, — le jeune Abraham Cupido, celui qui visa si juste, — quand le roi Cophétua s’éprit de la mendiante 67!… — Il n’entend pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. — Il faut que ce babouin-là soit mort évoquons-le 68. — Roméo, je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, — par son front élevé et par sa lèvre écarlate, — par son pied mignon, par sa jambe svelte, par sa cuisse frémissante, — et par les domaines adjacents — apparais-nous sous ta propre forme ! BENVOLIO — S’il t’entend, il se fâchera. MERCUTIO — Cela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison, — si je faisais surgir dans le cercle de sa maÃtresse un démon — d’une nature étrange que je laisserais en arrêt — jusqu’à ce qu’elle l’eût désarmé par ses exorcismes. — Cela serait une offense mais j’agis en enchanteur — loyal et honnête ; et, au nom de sa maÃtresse, — c’est lui seul que je vais faire surgir. BENVOLIO — Allons ! il s’est enfoncé sous ces arbres — pour y chercher une nuit assortie à son humeur. — Son amour est aveugle, et n’est à sa place que dans les ténèbres. MERCUTIO — Si l’amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but… — Sans doute Roméo s’est assis au pied d’un pêcher, — pour rêver qu’il le commet avec sa maÃtresse. — Bonne nuit, Roméo… Je vais trouver ma chère couchette ; — ce lit de camp est trop froid pour que j’y dorme. — Eh bien, partons-nous ? BENVOLIO Oui, partons ; car il est inutile — de chercher ici qui ne veut pas se laisser trouver 69. Ils sortent. Scène VII [Le jardin de Capulet. Sous les fenêtres de l’appartement de Juliette.] Entre Roméo. ROMÉO — Il se rit des plaies, celui qui n’a jamais reçu de blessures ! Apercevant Juliette qui apparaÃt à une fenêtre. — Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? — Voilà l’Orient, et Juliette est le soleil ! — Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, — qui déjà languit et pâlit de douleur, — parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même ! — Ne sois plus sa prêtresse, puisqu’elle est jalouse de toi ; — sa livrée de vestale est maladive et blême, — et les folles seules la portent rejette-la !… — Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! — Oh ! si elle pouvait le savoir 70… — Que dit-elle ? Rien… Elle se tait… Mais non — son regard parle, et je veux lui répondre… Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. — Deux des plus belles étoiles du ciel, — ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux — de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu’à ce qu’elles reviennent. — Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, — le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, — comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, — darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, — que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n’est plus. — Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! — Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! — Je toucherais sa joue ! JULIETTE Hélas ! ROMÉO Elle parle ! — Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car — tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, — comme le messager ailé du ciel, — quand aux yeux bouleversés — des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, — il devance les nuées paresseuses — et vogue sur le sein des airs ! JULIETTE — Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? — Renie ton père et abdique ton nom ; — ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, — et je ne serai plus une Capulet. ROMÉO, à part — Dois-je l’écouter encore ou lui répondre ? JULIETTE — Ton nom seul est mon ennemi. — Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même 71. — Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, — ni un bras, ni un visage, ni rien — qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom 72! — Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose — embaumerait autant sous un autre nom. — Ainsi, quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, — il conserverait encore les chères perfections qu’il possède 73… — Roméo, renonce à ton nom ; — et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, — prends-moi tout entière 74. ROMÉO Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême désormais je ne suis plus Roméo. JULIETTE Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ? ROMÉO Je ne sais par quel nom t’indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m’est odieux à moi-même, parce qu’il est pour toi un ennemi si je l’avais écrit là , j’en déchirerais les lettres. JULIETTE Mon oreille n’a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j’en reconnais le son. N’es-tu pas Roméo et un Montague ? ROMÉO Ni l’un ni l’autre, belle vierge, si tu détestes l’un et l’autre. JULIETTE Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es ce lieu est ta mort, si quelqu’un de mes parents te trouve ici. ROMÉO J’ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l’amour car les limites de pierre ne sauraient arrêter l’amour, et ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi. JULIETTE S’ils te voient, ils te tueront. ROMÉO Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées que ton Å“il me soit doux, et je suis à l’épreuve de leur inimitié. JULIETTE Je ne voudrais pas pour le monde entier qu’ils te vissent ici. ROMÉO J’ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D’ailleurs, si tu ne m’aimes pas, qu’ils me trouvent ici ! J’aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour. JULIETTE Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu’ici ? ROMÉO L’amour, qui le premier m’a suggéré d’y venir il m’a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille. JULIETTE Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m’as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j’ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M’aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas tu pourrais trahir ton serment les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter… Oh ! gentil Roméo, si tu m’aimes, proclame-le loyalement et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour autrement, rien au monde ne m’y déciderait… En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J’aurais été plus réservée, il faut que je l’avoue, si tu n’avais pas surpris, à mon insu, l’aveu passionné de mon amour pardonne-moi donc et n’impute pas à une légèreté d’amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir. ROMÉO Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !… JULIETTE Oh ! ne jure pas par la lune, l’inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable ! ROMÉO Par quoi dois-je jurer ? JULIETTE Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai. ROMÉO Si l’amour profond de mon cÅ“ur… JULIETTE Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l’éclair qui a cessé d’être avant qu’on ait pu dire il brille !… Doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d’amour, mûri par l’haleine de l’été, pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue… Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cÅ“ur ! ROMÉO Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ? JULIETTE Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ? ROMÉO Le solennel échange de ton amour contre le mien. JULIETTE Mon amour ! je te l’ai donné avant que tu l’aies demandé. Et pourtant je voudrais qu’il fût encore à donner. ROMÉO Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ? JULIETTE Rien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je désire un bonheur que j’ai déjà ma libéralité est aussi illimitée que la mer, et mon amour aussi profond plus je te donne, plus il me reste, car l’une et l’autre sont infinis. On entend la voix de la nourrice. J’entends du bruit dans la maison. Cher amour, adieu ! J’y vais, bonne nourrice !… Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir Elle se retire de la fenêtre. ROMÉO Ô céleste, céleste nuit ! J’ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu’un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel. Juliette revient. JULIETTE Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l’intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu’à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur, jusqu’au bout du monde ! LA NOURRICE, derrière le théâtre Madame ! JULIETTE J’y vais ! tout à l’heure ! Mais si ton arrière-pensée n’est pas bonne, je te conjure… LA NOURRICE, derrière le théâtre Madame ! JULIETTE À l’instant ! J’y vais !…, de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur.. J’enverrai demain. ROMÉO Par le salut de mon âme… JULIETTE Mille fois bonne nuit ! Elle quitte la fenêtre. ROMÉO La nuit ne peut qu’empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque… Se retirant à pas lents. L’amour court vers l’amour comme l’écolier hors de la classe ; mais il s’en éloigne avec l’air accablé de l’enfant qui rentre à l’école. Juliette reparaÃt à la fenêtre. JULIETTE Stt ! Roméo ! Stt !… Oh ! que n’ai-je la voix du fauconnier pour réclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut parler ha ut sans quoi j’ébranlerais la caverne où Écho dort, et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo ! ROMÉO, revenant sur ses pas. - C’est mon âme qui me rappelle par mon nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle suave musique pour l’oreille attentive ! JULIETTE Roméo ! ROMÉO Ma mie ? LA NOURRICE, derrière le théâtre Madame ! JULIETTE À quelle heure, demain, enverrai-je vers toi ? ROMÉO À neuf heures. JULIETTE Je n’y manquerai pas ! il y a vingt ans d’ici là . J’ai oublié pourquoi je t’ai rappelé. ROMÉO Laisse-moi rester ici jusqu’à ce que tu t’en souviennes. JULIETTE Je l’oublierai, pour que tu restes là toujours, me rappelant seulement combien j’aime ta compagnie. ROMÉO Et je resterai là pour que tu l’oublies toujours, oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs. JULIETTE Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t’éloigner plus que l’oiseau familier d’une joueuse enfant elle le laisse voleter un pe u hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté ! ROMÉO Je voudrais être ton oiseau ! JULIETTE Ami, je le voudrais aussi ; mais je te tuerais à force de caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux que je te dirais bonne nuit ! jusqu’à ce qu’il soit jour Elle se retire. ROMÉO, seul. - Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cÅ“ur ! Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, pour implorer son aide et lui conter mon bonheur. Il sort. Scène VIII. La cellule de frère Laurence. Entre frère Laurence, portant un panier. LAURENCE L’aube aux yeux gris couvre de son sourire la nuit grimaçante, et diapre de lignes lumineuses les nuées d’Orient ; l’ombre couperosée, chancelant comme un ivrogne, s’éloigne de la route du jour devant les roues du Titan radieux. Avant que le soleil, de son regard de flamme, ait ranimé le jour et séché la moite rosée de la nuit, il faut que je remplisse cette cage d’osier de plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; leur sépulcre est sa matrice même. Les enfants de toute espèce, sortis de son flanc, nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable ; la plupart sont doués de nombreuses vertus ; pas un qui n’ait son mérite, et pourtant tous différent ! Oh ! combien efficace est la grâce qui réside dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes ! Il n’est rien sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial ; il n’est rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, ne devienne rebelle à son origine et ne tombe dans l’abus. La vertu même devient vice, étant mal appliquée, et le vice est parfois ennobli par l’action. Entre Roméo. LAURENCE, prenant une fleur dans le panier. - Le calice enfant de cette faible fleur recèle un poison et un cordial puissants respirez-la, elle stimule et l’odorat et toutes les facultés ; goûtez-la, elle frappe de mort et le cÅ“ur et tous les sens. Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte dans l’homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté ; et là où la pire prédomine, le ver de la mort a bien vite dévoré la créature. ROMÉO Bonjour père. LAURENCE Bénédictine ! Quelle voix matinale me salue si doucement ? Jeune fils, c’est signe de quelque désordre d’esprit, quand on dit adieu si tôt à son lit. Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, et le sommeil n’entre jamais où loge le souci. Mais là où la jeunesse ingambe repose, le cerveau dégagé, là règne le sommeil d’or. Je conclus donc de ta visite matinale que quelque grave perturbation t’a mis sur pied. Si cela n’est pas, je devine que notre Roméo ne s’est pas couché cette nuit. ROMÉO Cette dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n’en a été que plus doux. LAURENCE Dieu pardonne au pécheur ! Étais-tu donc avec Rosaline ? ROMÉO Avec Rosaline ! Oh non, mon père spirituel j’ai oublié ce nom, et tous les maux attachés à ce nom. LAURENCE Voilà un bon fils… Mais où as-tu été alors ? ROMÉO Je vais te le dire et t’épargner de nouvelles questions. Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemi tout à coup cet ennemi m’a blessé, et je l’ai blessé à mon tour notre guérison à tous deux dépend de tes secours et de ton ministère sacré. Tu le vois, saint homme, je n’ai pas de haine ; car j’intercède pour mon adversaire comme pour moi. LAURENCE Parle clairement, mon cher fils, et explique-toi sans détour une confession équivoque n’obtient qu’une absolution équivoque. ROMÉO Apprends-le donc tout net, j’aime d’un amour profond la fille charmante du riche Capulet. Elle a fixé mon cÅ“ur comme j’ai fixé le sien ; pour que notre union soit complète, il ne nous manque que d’être unis par toi dans le saint mariage. Quand, où et comment nous nous sommes vus, aimés et fiancés, je te le dirai chemin faisant ; mais, avant tout, je t’en prie, consens à nous marier aujourd’hui même. LAURENCE Par saint François ! quel changement ! Cette Rosaline que tu aimais tant, est-elle donc si vite délaissée ? Ah ! l’amour des jeunes gens n’est pas vraiment dans le cÅ“ur, il n’est que dans les yeux. Jésus Maria ! Que de larmes pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes ! Que d’eau salée prodiguée en pure perte pour assaisonner un amour qui n’en garde pas même l’arrière-goût ! Le soleil n’a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel tes gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreilles. Tiens, il y a encore là , sur ta joue, la trace d’une ancienne larme, non essuyée encore ! Si alors tu étais bien toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, toi et tes douleurs vous étiez tout à Rosaline ; et te voilà déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence Les femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si peu de force. ROMÉO Tu m’as souvent reproché mon amour pour Rosaline. LAURENCE Ton amour ? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie. ROMÉO Et tu m’as dit d’ensevelir cet amour. LAURENCE Je ne t’ai pas dit d’enterrer un amour pour en exhumer un autre. ROMÉO Je t’en prie, ne me gronde pas celle que j’aime à présent me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l’autre n’agissait pas ainsi. LAURENCE Oh ! elle voyait bien que ton amour déclamait sa leçon avant même de savoir épeler. Mais viens, jeune volage, viens avec moi ; une raison me décide à l’assister cette union peut, par un heureux effet, changer en pure affection la rancune de vos familles. ROMÉO Oh ! partons il y a urgence à nous hâter. LAURENCE Allons sagement et doucement trébuche qui court vite. Ils sortent. Scène IX. Une rue. Entrent Benvolio et Mercutio. MERCUTIO Où diable ce Roméo peut-il être ? Est-ce qu’il n’est pas rentré cette nuit ? BENVOLIO Non, pas chez son père ; j’ai parlé à son valet. MERCUTIO Ah ! cette pâle fille au cÅ“ur de pierre, cette Rosaline, le tourmente tant qu’à coup sûr il en deviendra fou. BENVOLIO Tybalt, le parent du vieux Capulet, lui a envoyé une lettre chez son père. MERCUTIO Un cartel, sur mon âme ! BENVOLIO Roméo répondra. MERCUTIO Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre. BENVOLIO C’est à l’auteur de la lettre qu’il répondra provocation pour provocation. MERCUTIO Hélas ! pauvre Roméo ! il est déjà mort poignardé par l’œil noir d’une blanche donzelle, frappé à l’oreille par un chant d’amour atteint au beau milieu du cÅ“ur par la flèche de l’aveugle archerot… Est-ce là un homme en état de tenir tête à Tybalt ? BENVOLIO Eh ! qu’est-ce donc que ce Tybalt ? MERCUTIO Plutôt le prince des tigres que des chats, je puis vous le dire. Oh ! il est le courageux capitaine du point d’honneur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps, la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C’est un pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un duelliste, un gentilhomme de première salle, qui ferraille pour la première cause venue. Il se met en garde et se fend. Oh ! la botte immortelle ! la riposte en tierce ! touché ! BENVOLIO Quoi donc ? MERCUTIO, se relevant Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaiement, et leur affectation, et leur nouvel accent ! Changeant de voix. Jésus ! la bonne lame ! le bel homme ! l’excellente putain ! Ah ! mon grand-père, n’est-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs pardonnez-moi, et qui, tant ils sont rigides sur leurs nouvelles formes, ne sauraient plus s’asseoir à l’aise sur nos vieux escabeaux ? Peste soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs. Entre Roméo, rêveur BENVOLIO Voici Roméo ! Voici Roméo ! MERCUTIO N’ayant plus que les os ! sec comme un hareng saur ! Oh ! pauvre chair, quel triste maigre tu fais !… Voyons, donne-nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque comparée à ta dame, Laure n’était qu’une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une dondon ; Cléopâtre, une gipsy ; Hélène, une catin ; Héro, une gourgandine ; Thisbé, un Å“il d’azur, mais sans éclat ! Signor Roméo, bonjour ! À votre culotte française le salut français !… Vous nous avez joués d’une manière charmante hier soir. ROMÉO Salut à tous deux !… que voulez-vous dire ? MERCUTIO Eh ! vous ne comprenez pas ? vous avez fait une fugue, une si belle fugue ! ROMÉO Pardon, mon cher Mercutio, j’avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse. MERCUTIO Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour… ROMÉO Pour tirer sa révérence. MERCUTIO Merci. Tu as touché juste. ROMÉO C’est l’explication la plus bienséante. MERCUTIO Sache que je suis la rose de la bienséance. ROMÉO Fais-la-moi sentir. MERCUTIO La rose même ! ROMÉO, montrant sa chaussure couverte de rubans. - Mon escarpin t’en offre la rosette ! MERCUTIO Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu’à ce que ton escarpin soit éculé quand il n’aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe. ROMÉO Plaisanterie de va-nu-pieds ! MERCUTIO Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent. ROMÉO Donne-leur du fouet et de l’éperon ; sinon, je crie victoire ! MERCUTIO Si c’est à la course des oies que tu me défies, je me récuse il y a de l’oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens… M’auriez-vous pris pour une oie ? ROMÉO Je ne t’ai jamais pris pour autre chose. MERCUTIO Je vais te mordre l’oreille pour cette plaisanterie-là . ROMÉO Non. Bonne oie ne mord pas. MERCUTIO Ton esprit est comme une pomme aigre il est à la sauce piquante. ROMÉO N’est-ce pas ce qu’il faut pour accommoder l’oie grasse ? MERCUTIO Esprit de chevreau ! cela prête à volonté avec un pouce d’ampleur on en fait long comme une verge. ROMÉO Je n’ai qu’à prêter l’ampleur à l’oie en question, cela suffit ; te voilà déclaré… grosse oie. Ils éclatent de rire. MERCUTIO Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour ? Te voilà sociable à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce que tu dois être, de par l’art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n’est qu’un grand nigaud qui s’en va, tirant la langue, et cherchant un trou où fourrer sa… marotte. BENVOLIO Arrête-toi là , arrête-toi là . MERCUTIO Tu veux donc que j’arrête mon histoire à contre-poil ? BENVOLIO Je craignais qu’elle ne fût trop longue. MERCUTIO Oh ! tu te trompes elle allait être fort courte, car je suis à bout et je n’ai pas l’intention d’occuper la place plus longtemps. ROMÉO Voilà qui est parfait. Entrent la nourrice et Pierre. MERCUTIO Une voile ! une voile ! une voile ! BENVOLIO Deux voiles ! deux voiles ! une culotte et un jupon. LA NOURRICE Pierre ! PIERRE Voilà ! LA NOURRICE Mon éventail, Pierre. MERCUTIO Donne-le-lui, bon Pierre, qu’elle cache son visage, son éventail est moins laid. LA NOURRICE Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes ! MERCUTIO Dieu vous donne le bonsoir ma gentille femme ! LA NOURRICE C’est donc déjà le soir ? MERCUTIO Oui, déjà , je puis vous le dire, car l’index libertin du cadran est en érection sur midi. LA NOURRICE Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ? ROMÉO Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même. LA NOURRICE Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-même, a-t-il dit… Messieurs, quelqu’un de vous saurait-il m’indiquer où je puis trouver le jeune Roméo ? ROMÉO Je puis vous l’indiquer pourtant le jeune Roméo, quand vous l’aurez trouvé, sera plus vieux qu’au moment où vous vous êtes mise à le chercher. Je suis le plus jeune de ce nom-là , à défaut d’un pire. LA NOURRICE Fort bien ! MERCUTIO C’est le pire qu’elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi, fort sensée, fort sensée. LA NOURRICE, à Roméo Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence. BENVOLIO Elle va le convier à quelque souper. MERCUTIO Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle ! Taïaut ! ROMÉO, à Mercutio Quel gibier as-tu donc levé ? MERCUTIO Ce n’est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil, rance comme la venaison moisie d’un pâté de carême. Il chante. Un vieux lièvre faisandé. Quoiqu’il ait le poil gris, est un fort bon plat de carême Mais un vieux lièvre faisandé. A trop longtemps duré, S’il est moisi avant d’être fini. Roméo, venez-vous chez votre père ? Nous y allons dÃner. ROMÉO Je vous suis. MERCUTIO, saluant la nourrice en chantant Adieu, antique dame, adieu, madame, adieu, madame. Sortent Mercutio et Benvolio.. LA NOURRICE Oui, Morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet impudent fripier qui a débité tant de vilénies ? ROMÉO C’est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s’entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu’il ne pourrait en écouter en un mois. LA NOURRICE S’il s’avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne le puis moi-même, j’en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses femelles ! À Pierre. Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d’user de moi à sa guise ! PIERRE Je n’ai vu personne user de vous à sa guise. Si je l’avais vu, ma lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu’un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté. LA NOURRICE Vive Dieu ! je suis si vexée que j’en tremble de tous mes membres !… Le polisson ! le malotru !… De grâce, monsieur, un mot ! Comme je vous l’ai dit, ma jeune maÃtresse m’a chargée d’aller à votre recherche… Ce qu’elle m’a chargée de vous dire, je le garde pour moi… Mais d’abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l’intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d’agir très grossière, comme on dit car la demoiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une demoiselle, et un procédé très mesquin. ROMÉO Nourrice, recommande-moi à ta dame et maÃtresse. Je te jure… LA NOURRICE L’excellent cÅ“ur ! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! Elle va être bien joyeuse. ROMÉO Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m’écoutes pas. LA NOURRICE Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière. ROMÉO Dis-lui de trouver quelque moyen d’aller à confesse cette après-midi ; c’est dans la cellule de frère Laurence qu’elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine. Il lui offre sa bourse. LA NOURRICE Non vraiment, monsieur, pas un denier ! ROMÉO Allons ! il le faut, te dis-je. LA NOURRICE, prenant la bourse. - Cette après-midi, monsieur ? Bon, elle sera là . ROMÉO Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l’abbaye. Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t’apportera une échelle de corde ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, monter au hunier de mon bonheur. Adieu !… Recommande-moi à ta maÃtresse. LA NOURRICE Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez, monsieur ROMÉO Qu’as-tu à me dire, ma chère nourrice ? LA NOURRICE Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute le proverbe Deux personnes, hormis une, peuvent garder un secret. ROMÉO Rassure-toi mon valet est éprouvé comme l’acier. LA NOURRICE Bien, monsieur ma maÃtresse est bien la plus charmante dame… Seigneur ! Seigneur !… Quand elle n’était encore qu’un petit être babillard !… Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain Paris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la fâche quelquefois quand je lui dis que Paris est l’homme qui lui convient le mieux ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n’importe quel linge au monde… Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n’est-ce pas ? ROMÉO Oui, nourrice. L’un et l’autre commencent par un R. Après ? LA NOURRICE Ah ! vous dites ça d’un air moqueur. Un R, c’est bon pour le nom d’un chien, puisque c’est un grognement de chien… Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre… Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et sur le romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre. ROMÉO Recommande-moi à ta maÃtresse. Il sort. LA NOURRICE Oui, mille fois !… Pierre ! PIERRE Voilà ! LA NOURRICE En avant, et lestement. Ils sortent. Scène X. Le jardin de Capulet. Entre Juliette. JULIETTE L’horloge frappait neuf heures, quand j’ai envoyé la nourrice ; elle m’avait promis d’être de retour en une demi-heure… Peut-être n’a-t-elle pas pu le trouver !… Mais non… Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d’amour devraient être des pensées, plus promptes dix fois que les rayons du soleil, qui dissipent l’ombre au-dessus des collines nébuleuses. Aussi l’amour est-il traÃné par d’agiles colombes ; aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent. Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême de sa course d’aujourd’hui ; de neuf heures à midi il y a trois longues heures, et elle n’est pas encore venue ! Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, elle aurait le leste mouvement d’une balle ; d’un mot je la lancerais à mon bien-aimé qui me la renverrait d’un mot. Mais ces vieilles gens, on les prendrait souvent pour des morts, à voir leur inertie, leur lenteur, leur lourdeur et leur pâleur de plomb. Entrent la nourrice et Pierre. JULIETTE Mon Dieu, la voici enfin… ô nourrice de miel, quoi de nouveau ? L’as-tu trouvé ?… Renvoie cet homme. LA NOURRICE Pierre, restez à la porte. Pierre sort. JULIETTE Eh bien, bonne, douce nourrice ?… Seigneur ! pourquoi as-tu cette mine abattue ? Quand tes nouvelles seraient tristes, annonce-les-moi gaiement. Si tes nouvelles sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique en me la jouant avec cet air aigre. LA NOURRICE Je suis épuisée ; laisse-moi respirer un peu. Ah ! que mes os me font mal ! Quelle course j’ai faite ! JULIETTE Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j’eusse des nouvelles… Allons, je t’en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle. LA NOURRICE Jésus ! quelle hâte ! Pouvez-vous pas attendre un peu ? Voyez-vous pas que je suis hors d’haleine ? JULIETTE Comment peux-tu être hors d’haleine quand il te reste assez d’haleine pour me dire que tu es hors d’haleine ? L’excuse que tu donnes à tant de délais est plus longue à dire que le récit que tu t’excuses de différer ; tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela ; réponds d’un mot, et j’attendrai les détails. Édifie-moi sont elles bonnes ou mauvaises ? LA NOURRICE Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix vous ne vous entendez pas à choisir un homme Roméo, un homme ? non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu’il n’y ait pas grand chose à en dire, tout cela est incomparable… Il n’est pas la fleur de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu’un agneau… Va ton chemin, fillette, sers Dieu… Ah çà ! avez-vous dÃné ici ? JULIETTE Non, non… Mais je savais déjà tout cela. Que dit-il de notre mariage ? Qu’est-ce qu’il en dit ? LA NOURRICE Seigneur que la tête me fait mal ! quelle tête j’ai ! Elle bat comme si elle allait tomber en vingt morceaux… Et puis, d’un autre côté, mon dos… Oh ! mon dos ! mon dos ! Méchant cÅ“ur que vous êtes de m’envoyer ainsi pour attraper ma mort à galoper de tous côtés ! JULIETTE En vérité, je suis fâchée que tu ne sois pas bien chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien aimé ? LA NOURRICE Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, et courtois, et affable, et gracieux, et, j’ose le dire, vertueux… Où est votre mère ? JULIETTE Où est ma mère ? Eh bien, elle est à la maison où veux-tu qu’elle soit ? Que tu réponds singulièrement ! votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, où est votre mère ? LA NOURRICE Oh ! Notre-Dame du bon Dieu ! êtes-vous à ce point brûlante ? Pardine, échauffez-vous encore est-ce là votre cataplasme pour mes pauvres os ? Dorénavant, faites vos messages vous-même ! JULIETTE Que d’embarras !… Voyons, que dit Roméo ? LA NOURRICE Avez-vous permission d’aller à confesse aujourd’hui ? JULIETTE Oui. LA NOURRICE Eh bien, courez de ce pas à la cellule de frère Laurence un mari vous y attend pour faire de vous sa femme. Ah bien ! voilà ce fripon de sang qui vous vient aux joues bientôt elles deviendront écarlates à la moindre nouvelle. Courez à l’église ; moi, je vais d’un autre côté, chercher l’échelle par laquelle votre bien-aimé doit grimper jusqu’au nid de l’oiseau, dès qu’il fera nuit noire. C’est moi qui suis la bête de somme, et je m’épuise pour votre plaisir ; mais, pas plus tard que ce soir, ce sera vous qui porterez le fardeau. Allons je vais dÃner ; courez vite à la cellule. JULIETTE Vite au bonheur suprême !… Honnête nourrice, adieu. Elles sortent par des côtés différents. Scène XI. La cellule de frère Laurence. LAURENCE Veuille le ciel sourire à cet acte pieux, et puisse l’avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin ! ROMÉO Amen ! amen ! Mais viennent tous les chagrins possibles, ils ne sauraient contrebalancer le bonheur que me donne la plus courte minute passée en sa présence. Joins seulement nos mains avec les paroles saintes, et qu’alors la mort, vampire de l’amour, fasse ce qu’elle ose c’est assez que Juliette soit mienne ! LAURENCE Ces joies violentes ont des fins violentes, et meurent dans leur triomphe flamme, et poudre elles se consument en un baiser. Le plus doux miel devient fastidieux par sa suavité même, et détruit l’appétit par le goût aime donc modérément modéré est l’amour durable la précipitation n’atteint pas le but plus tôt que la lenteur. Entre Juliette. LAURENCE Voici la dame ! Oh ! jamais un pied aussi léger n’usera la dalle éternelle les amoureux pourraient chevaucher sur ces fils de la Vierge qui flottent au souffle ardent de l’été, et ils ne tomberaient pas si légère est toute vanité ! JULIETTE Salut à mon vénérable confesseur ! LAURENCE Roméo te remerciera pour nous deux, ma fille. JULIETTE Je lui envoie le même salut ! Sans quoi ses remerciements seraient immérités. ROMÉO Ah ! Juliette, si ta joie est à son comble comme la mienne, et si, plus habile que moi, tu peux la peindre, alors parfume de ton haleine l’air qui nous entoure, et que la riche musique de ta voix exprime le bonheur idéal que nous fait ressentir à tous deux une rencontre si chère. JULIETTE Le sentiment, plus riche en impressions qu’en paroles, est fier de son essence, et non des ornements indigents sont ceux qui peuvent compter leurs richesses ; mais mon sincère amour est parvenu à un tel excès que je ne saurais évaluer la moitié de mes trésors. LAURENCE Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; sauf votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls que quand la sainte Église vous aura incorporés l’un à l’autre. Ils sortent. Scène XII. Vérone La promenade du Cours près de la porte des Borsari. Entrent Mercutio, Benvolio, un page et des valets. BENVOLIO Je t’en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; la journée est chaude ; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité ! MERCUTIO Tu m’as tout l’air d’un de ces gaillards qui, dès qu’ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant Dieu veuille que je n’en aie pas besoin ! et qui à peine la seconde rasade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier sans qu’en réalité il en soit besoin. BENVOLIO Moi ! j’ai l’air d’un de ces gaillards-là ? MERCUTIO Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n’importe quel drille d’Italie ; personne n’a plus d’emportement que toi à prendre de l’humeur et personne n’est plus d’humeur à s’emporter BENVOLIO Comment cela ? MERCUTIO Oui, s’il existait deux êtres comme toi, nous n’en aurions bientôt plus un seul, car l’un tuerait l’autre. Toi ! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l’œil couleur noisette il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de querelles, comme l’œuf est plein du poussin ; ce qui ne l’empêche pas d’être vide, comme l’œuf cassé, à force d’avoir été battue à chaque querelle. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu’il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n’as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu’il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu’il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et c’est toi qui me fais un sermon contre les querelles ! BENVOLIO Si j’étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue-propriété au premier acheteur qui m’assurerait une heure et quart d’existence. MERCUTIO En nue-propriété ! Voilà qui serait propre ! Entrent Tybalt, Pétruchio et quelques partisans. BENVOLIO Sur ma tête, voici les Capulets. MERCUTIO Par mon talon, je ne m’en soucie pas. TYBALT, à ses amis. - Suivez-moi de près, car je vais leur parler. À Mercutio et à Benvolio. Bonsoir messieurs un mot à l’un de vous. MERCUTIO Rien qu’un mot ? Accouplez-le à quelque chose donnez le mot et le coup. TYBALT Vous m’y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous m’en fournissiez l’occasion. MERCUTIO Ne pourriez-vous pas prendre l’occasion sans qu’on vous la fournÃt ? TYBALT Mercutio, tu es de concert avec Roméo… MERCUTIO De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménestrels ? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare toi à n’entendre que désaccords. Mettant la main sur son épée. Voici mon archet ; voici qui vous fera danser, sangdieu, de concert ! BENVOLIO Nous parlons ici sur la promenade publique ; ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement de nos griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous. MERCUTIO Les yeux des hommes sont faits pour voir ; laissons-les se fixer sur nous aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi ! TYBALT, à Mercutio. - Allons, la paix soit avec vous, messire ! Montrant Roméo. Voici mon homme. MERCUTIO Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée Morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; c’est dans ce sens-là que votre seigneurie peut l’appeler son homme. TYBALT Roméo, l’amour que je te porte ne me fournit pas de terme meilleur que celui-ci Tu es un infâme ! ROMÉO Tybalt, les raisons que j’ai de t’aimer me font excuser la rage qui éclate par un tel salut… Je ne suis pas un infâme… Ainsi, adieu je vois que tu ne me connais pas. Il va pour sortir TYBALT Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que tu m’as faites tourne-toi donc, et en garde ! ROMÉO Je proteste que je ne t’ai jamais fait injure, et que je t’aime d’une affection dont tu n’auras idée que le jour où tu en connaÃtras les motifs… Ainsi, bon Capulet… ce nom m’est aussi cher que le mien, tiens-toi pour satisfait. MERCUTIO Ô froide, déshonorante, ignoble soumission ! Une estocade pour réparer cela ! Il met l’épée à la main. Tybalt, tueur de rats, voulez-vous faire un tour ? TYBALT Que veux-tu de moi ? MERCUTIO Rien, bon roi des chats, rien qu’une de vos neuf vies ; celle-là , j’entends m’en régaler, me réservant, selon votre conduite future à mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu’elle soit hors de l’étui, vos oreilles sentiront la mienne. TYBALT, l’épée à la main. - Je suis à vous. ROMÉO Mon bon Mercutio, remets ton épée. MERCUTIO, à Tybalt Allons, messire, votre meilleure passe ! Ils se battent. ROMÉO Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage Tybalt ! Mercutio ! Le prince a expressément interdit les rixes dans les rues de Vérone. Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio ! Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s’enfuit avec ses partisans. MERCUTIO Je suis blessé… Malédiction sur les deux maisons ! Je suis expédié… Il est parti ! Est-ce qu’il n’a rien ? Il chancelle. BENVOLIO, soutenant Mercutio Quoi, es-tu blessé ? MERCUTIO Oui, oui, une égratignure, une égratignure, Morbleu, c’est bien suffisant… Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien. Le page sort. ROMÉO Courage, ami la blessure ne peut être sérieuse. MERCUTIO Non, elle n’est pas aussi profonde qu’un puits, ni aussi large qu’une porte d’église ; mais elle est suffisante, elle peut compter demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j’aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons !… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à -bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d’arithmétique ! À Roméo. Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J’ai reçu le coup par-dessous votre bras. ROMÉO J’ai cru faire pour le mieux. MERCUTIO Aide-moi jusqu’à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la viande à vermine… Oh ! j’ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons ! Mercutio sort, soutenu par Benvolio. ROMÉO, seul Donc un bon gentilhomme, le proche parent du prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l’outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin !… Ô ma douce Juliette, ta beauté m’a efféminé ; elle a amolli la trempe d’acier de ma valeur Rentre Benvolio. BENVOLIO Ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort. Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre. ROMÉO Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité il commence le malheur, d’autres doivent l’achever. Rentre Tybalt. BENVOLIO Voici le furieux Tybalt qui revient. ROMÉO Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel, circonspecte indulgence, et toi, furie à l’œil de flamme, sois mon guide maintenant ! Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d’infâme que tu m’as donné tout à l’heure l’âme de Mercutio n’a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre. TYBALT Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas c’est toi qui partiras d’ici avec lui. ROMÉO, mettant l’épée à la main. - Voici qui en décidera. Ils se battent. Tybalt tombe. BENVOLIO Fuis, Roméo, va-t’en ! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… Ne reste pas là stupéfait. Le prince va te condamner à mort, si tu es pris… Hors d’ici ! va-t’en ! fuis ! ROMÉO Oh ! je suis le bouffon de la fortune ! BENVOLIO Qu’attends-tu donc ? Roméo s’enfuit. Entre une foule de citoyens armés. PREMIER CITOYEN Par où s’est enfui celui qui a tué Mercutio ? Tybalt, ce meurtrier par où s’est-il enfui ? BENVOLIO Ce Tybalt, le voici à terre ! PREMIER CITOYEN Debout, monsieur, suivez-moi je vous somme de m’obéir au nom du prince. Entrent le prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady Capulet et d’autres. LE PRINCE Où sont les vils provocateurs de cette rixe ? BENVOLIO Ô noble prince, je puis te révéler toutes les circonstances douloureuses de cette fatale querelle. Montrant le corps de Tybalt. Voici l’homme qui a été tué par le jeune Roméo, après avoir tué ton parent, le jeune Mercutio. LADY CAPULET, se penchant sur le corps. - Tybalt, mon neveu !… Oh ! l’enfant de mon frère ! Oh ! prince !… Oh ! mon neveu !… mon mari ! C’est le sang de notre cher parent qui a coulé !… Prince, si tu es juste, verse le sang des Montagues pour venger notre sang… Oh ! mon neveu ! mon neveu ! LE PRINCE Benvolio, qui a commencé cette rixe ? BENVOLIO Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. En vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir à la futilité de la querelle, et le mettait en garde contre votre auguste déplaisir… Tout cela, dit d’une voix affable, d’un air calme, avec l’humilité d’un suppliant agenouillé, n’a pu faire trêve à la fureur indomptable de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de l’intrépide Mercutio. Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel à outrance ; avec un dédain martial, il écarte d’une main la froide mort et de l’autre la retourne contre Tybalt, dont la dextérité la lui renvoie ; Roméo leur crie Arrêtez, amis ! amis, séparez-vous ! et, d’un geste plus rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. Au moment où il s’élance entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybalt qui frappe mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s’enfuit alors, puis tout à coup revient sur Roméo, qui depuis un instant n’écoute plus que la vengeance. Leur lutte a été un éclair ; car, avant que j’aie pu dégainer pour les séparer, le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s’est enfui. Que Benvolio meure si telle n’est pas la vérité ! LADY CAPULET, désignant Benvolio. - Il est parent des Montagues ; l’affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité ! Une vingtaine d’entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu’ils fussent vingt pour tuer un seul homme ! Je demande justice, fais-nous justice, prince. Roméo a tué Tybalt ; Roméo ne doit plus vivre. LE PRINCE Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio qui maintenant me payera le prix d’un sang si cher ? MONTAGUE Ce ne doit pas être Roméo, prince, il était l’ami de Mercutio. Sa faute n’a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt. .LE PRINCE Et, pour cette offense, nous l’exilons sur-le-champ. Je suis moi-même victime de vos haines ; mon sang coule pour vos brutales disputes ; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses ; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts ; elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir ; l’heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu’on emporte ce corps et qu’on défère à notre volonté la clémence ne fait qu’assassiner en pardonnant à ceux qui tuent. Scène XIII. Le jardin de Capulet. Entre Juliette. JULIETTE Retournez au galop, vous coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus ; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l’ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse… Étends ton épais rideau, nuit vouée à l’amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté ; et, si l’amour est aveugle, il s’accorde d’autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir, apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu’à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l’acte de l’amour ! À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe-le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l’univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l’aveuglant soleil… Oh ! j’ai acheté un domaine d’amour mais je n’en ai pas pris possession, et celui qui m’a acquise n’a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l’est, à la veille d’une fête, pour l’impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nourrice… Entre la nourrice, avec une échelle de corde. JULIETTE Elle m’apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle de Roméo, me parle une langue céleste… Eh bien, nourrice, quoi de nouveau ?… Qu’as-tu là ? l’échelle de corde que Roméo t’a dit d’apporter ? LA NOURRICE Oui, oui, l’échelle de corde ! Elle laisse tomber l’échelle avec un geste de désespoir JULIETTE Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Pourquoi te tordre ainsi les mains ? LA NOURRICE Ah ! miséricorde ! il est mort, il est mort, il est mort ! Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues ! Hélas ! quel jour ! C’est fait de lui, il est tué, il est mort ! JULIETTE Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel ? LA NOURRICE Roméo l’a pu, sinon le ciel… ô Roméo ! Roméo ! Qui l’aurait jamais cru ? Roméo ! JULIETTE Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? C’est un supplice à faire rugir les damnés de l’horrible enfer Est-ce que Roméo s’est tué ? Dis-moi oui seulement, et ce simple oui m’empoisonnera plus vite que le regard meurtrier du basilic. Je cesse d’exister s’il me faut ouïr ce oui, et si tu peux répondre oui, les yeux de Roméo sont fermés ! Est-il mort ? dis oui ou non, et qu’un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère ! LA NOURRICE J’ai vu la blessure, je l’ai vue de mes yeux… Par la croix du Sauveur.. là , sur sa mâle poitrine… Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, de sang caillé… À le voir je me suis évanouie. JULIETTE Oh ! renonce, mon cÅ“ur ; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie ! En prison, mes yeux ! Fermez-vous à la libre lumière ! Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau. LA NOURRICE Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j’eusse ! ô courtois Tybalt ! honnête gentilhomme ! Faut-il que j’aie vécu pour te voir mourir ! JULIETTE Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort ? Mon cher cousin, et mon mari plus cher ! Alors, que sonne la trompette terrible du dernier jugement ! Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus ? LA NOURRICE Tybalt n’est plus, et Roméo est banni ! Roméo, qui l’a tué, est banni. JULIETTE Ô mon Dieu ! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt ? LA NOURRICE Oui, oui, hélas ! oui. JULIETTE Ô cÅ“ur reptile caché sous la beauté en fleur ! Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide ! Gracieux amant ! démon angélique ! corbeau aux plumes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! méprisable substance d’une forme divine ! Juste l’opposé de ce que tu sembles être justement, saint damné, noble misérable ! Ô nature, à quoi réservais-tu l’enfer quand tu reléguas l’esprit d’un démon dans le paradis mortel d’un corps si exquis ? Jamais livre contenant aussi vile rapsodie fut-il si bien relié ? Oh ! que la perfidie habite un si magnifique palais ! LA NOURRICE Il n’y a plus à se fier aux hommes ; chez eux ni bonne foi, ni honneur ce sont tous des parjures, tous des traÃtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… Ah ! où est mon valet ? Vite, qu’on me donne de l’eau-de-vie ! Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. Honte à Roméo ! JULIETTE Que ta langue se couvre d’ampoules après un pareil souhait ! Il n’est pas né pour la honte, lui. La honte serait honteuse de siéger sur son front ; car c’est un trône où l’honneur devrait être couronné monarque absolu de l’univers. Oh ! quel monstre j’étais de l’outrager ainsi ! LA NOURRICE Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin ? JULIETTE Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari ? Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire ? Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin ? C’est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle il n’appartient qu’à la douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant ; et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. Tout cela est heureux pourquoi donc pleurer ?… Ah ! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, qui m’a assassinée ! je voudrais bien l’oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l’âme du pécheur. Tybalt est mort et Roméo est… banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c’était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là . Si même le malheur inexorable ne se plaÃt qu’en compagnie, s’il a besoin d’être escorté par d’autres catastrophes, pourquoi, après m’avoir dit Tybalt est mort, n’a-t-elle pas ajouté Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? Cela m’aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, c’est tuer c’est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est banni ! Il n’y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier ! Il n’y a pas de cri pour rendre cette douleur là . Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice ? LA NOURRICE Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. Voulez-vous aller près d’eux ? Je vous y conduirai. JULIETTE Ils lavent ses blessures de leurs larmes ! Les miennes, je les réserve, quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue comme moi, car Roméo est exilé il avait fait de toi un chemin jusqu’à mon lit ; mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. À moi, cordes ! à moi, nourrice ! je vais au lit nuptial, et au lieu de Roméo, c’est le sépulcre qui prendra ma virginité. LA NOURRICE Courez à votre chambre ; je vais trouver Roméo pour qu’il vous console… Je sais bien où il est… Entendez-vous, votre Roméo sera ici cette nuit ; je vais à lui ; il est caché dans la cellule de Laurence. JULIETTE, détachant une bague de son doigt Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux. Scène XIV. La cellule de frère Laurence. Entrent Frère Laurence, puis Roméo. Le jour baisse. LAURENCE Viens, Roméo ; viens, homme sinistre ; l’affliction s’est enamourée de ta personne, et tu es fiancé à la calamité. ROMÉO Quoi de nouveau, mon père ? Quel est l’arrêt du prince ? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi ? LAURENCE Tu n’es que trop familier avec cette triste société, mon cher fils. Je viens rapprendre l’arrêt du prince. ROMÉO Quel arrêt, plus doux qu’un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ? LAURENCE Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps. ROMÉO Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! L’exil a l’aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement ! LAURENCE Tu es désormais banni de Vérone. Prends courage ; le monde est grand et vaste. ROMÉO Hors des murs de Vérone, le monde n’existe pas ; il n’y a que purgatoire, torture, enfer, même. Être banni d’ici, c’est être banni du monde, et cet exil-là , c’est la mort. Donc le bannissement, c’est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, tu me tranches la tête avec une hache d’or, et tu souris au coup qui me tue ! LAURENCE Ô péché mortel ! ô grossière ingratitude ! Selon notre loi, ta faute, c’était la mort ; mais le bon prince, prenant ton parti, a tordu la loi, et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. C’est une grâce insigne, et tu ne le vois pas. ROMÉO C’est une torture, et non une grâce ! Le ciel est là où vit Juliette un chat, un chien, une petite souris, l’être le plus immonde, vivent dans le paradis et peuvent la contempler mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d’honneur, plus favorisée que Roméo ; elle peut saisir les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres qui, dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d’un péché, du baiser qu’elles se donnent ! Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi ; elle est libre, mais je suis banni. Et tu dis que l’exil n’est pas la mort ! Tu n’avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, un instrument quelconque de mort subite, tu n’avais donc, pour me tuer, que ce mot Banni !… banni ! Ce mot-là , mon père, les damnés de l’enfer l’emploient et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu le cÅ“ur toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, toi qui remets les péchés et t’avoues mon ami, de me broyer avec ce mot bannissement ? LAURENCE Fou d’amour, laisse-moi te dire une parole. ROMÉO Oh ! tu vas encore me parler de bannissement. LAURENCE Je vais te donner une armure à l’épreuve de ce mot. La philosophie, ce doux lait de l’adversité, te soutiendra dans ton bannissement. ROMÉO Encore le bannissement !… Au gibet la philosophie ! Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, déplacer une ville, renverser l’arrêt d’un prince, elle ne sert à rien, elle n’est bonne à rien, ne m’en parle plus ! LAURENCE Oh ! je le vois bien, les fous n’ont pas d’oreilles ! ROMÉO Comment en auraient-ils, quand les sages n’ont pas d’yeux ? LAURENCE Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation. ROMÉO Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors tu pourrais parler alors tu pourrais t’arracher les cheveux, et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d’avance la mesure d’une tombe ! Il s’affaisse à terre. On frappe à la porte. LAURENCE Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi. ROMÉO Je ne me cacherai pas ; à moins que mes douloureux soupirs ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards ! On frappe encore. LAURENCE Entends-tu comme on frappe ?… Qui est là ?… Roméo, lève-toi, tu vas être pris… Attendez un moment… Debout ! Cours à mon laboratoire !… on frappe.Tout à l’heure !… Mon Dieu, quelle démence !… On frappe. J’y vais, j’y vais ! Allant à la porte. Qui donc frappe si fort ? D’où venez-vous ? que voulez-vous ? LA NOURRICE, du dehors. - Laissez-moi entrer, et vous connaÃtrez mon message. Je viens de la part de madame Juliette. LAURENCE, ouvrant. - Soyez la bienvenue, alors. Entre la nourrice. LA NOURRICE Ô saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, où est le seigneur de madame, où est Roméo ? LAURENCE Là , par terre, ivre de ses propres larmes. LA NOURRICE Oh ! dans le même état que ma maÃtresse, juste dans le même état. LAURENCE Ô triste sympathie ! lamentable situation ! LA NOURRICE C’est ainsi qu’elle est affaissée, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant !… Se penchant sur Roméo. Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout ! Pourquoi tomber dans un si profond désespoir ? ROMÉO, se redressant comme en sursaut. - La nourrice ! LA NOURRICE Ah ! monsieur ! ah ! monsieur !… Voyons, la mort est au bout de tout. ROMÉO Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle ? Est ce qu’elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j’ai souillé l’enfance de notre bonheur d’un sang si proche du sien ? Où est-elle ? et comment est-elle ? Que dit ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère ? LA NOURRICE Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle Tybalt ; et puis elle crie Roméo ! et puis elle retombe. ROMÉO Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier, l’assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son cousin !… Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce squelette est logé mon nom ; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire ! Il tire son poignard comme pour s’en frapper la nourrice le lui arrache. LAURENCE Retiens ta main désespérée ! Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d’une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d’une bête brute. Ô femme disgracieuse qu’on croirait un homme, bête monstrueuse qu’on croirait homme et femme, tu m’as étonné !… Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour, à ton esprit. Usurier, tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n’est qu’une image de cire, dépourvue d’énergie vide ; ton amour ce tendre engagement, n’est qu’un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait vÅ“u de chérir ; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l’amour, n’en est chez toi que le guide égaré comme la poudre dans la calebasse d’un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l’homme ! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l’heure n’es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t’égorger, mais tu as tué Tybalt n’es-tu pas heureux encore ? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil n’es-tu pas heureux toujours ? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l’amour. Prends garde, prends garde, c’est ainsi qu’on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu monte dans sa chambre et va la consoler ; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; et c’est là que tu dois vivre jusqu’à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n’auras été désolé au départ… Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maÃtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… Roméo te suit. LA NOURRICE Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c’est que la science ! À Roméo. Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir. ROMÉO Va, et dis à ma bien-aimée de s’apprêter à me gronder LA NOURRICE, lui remettant une bague Voici, monsieur un anneau qu’elle m’a dit de vous donner Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard. La nourrice sort. ROMÉO, mettant la bague. - Comme ceci ranime mon courage ! LAURENCE Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… Donne-moi ta main ; il est tard adieu ; bonne nuit. ROMÉO Si une joie au-dessus de toute joie ne m’appelait ailleurs, j’aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. Adieu. Ils sortent. Scène XV. Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, Lady Capulet et Paris. CAPULET Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous n’avons pas eu le temps de disposer notre fille. C’est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi… Mais quoi ! nous sommes nés pour mourir. Il est très tard ; elle ne descendra pas ce soir. Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure. PARIS Quand la mort parle, ce n’est pas pour l’amour le moment de parler. Madame, bonne nuit présentez mes hommages à votre fille. LADY CAPULET Oui, messire, et demain de bonne heure je connaÃtrai sa pensée. Ce soir elle est cloÃtrée dans sa douleur. CAPULET Sire Paris, je puis hardiment vous offrir l’amour de ma fille ; je pense qu’elle se laissera diriger par moi en toutes choses ; bien plus, je n’en doute pas… Femme, allez la voir avant d’aller au lit ; apprenez-lui l’amour de mon fils Paris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… Mais doucement ! quel jour est-ce ? PARIS Lundi, monseigneur. CAPULET Lundi ? hé ! hé ! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte… Serez-vous prêt ? Cette hâte vous convient-elle ? Nous ne ferons pas grand fracas ! un ami ou deux ! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d’amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi ? PARIS Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain. CAPULET Bon ; vous pouvez partir… Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d’aller au lit, et préparez-la pour la noce… Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà ! Ma foi, il est déjà si tard qu’avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit. Ils sortent. Scène XVI. La chambre à coucher de Juliette. Entrent Roméo et Juliette. JULIETTE Veux-tu donc partir ? le jour n’est pas proche encore c’était le rossignol et non l’alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là -bas. Crois-moi, amour c’était le rossignol. ROMÉO C’était l’alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour, ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l’orient ! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir. JULIETTE Cette clarté là -bas n’est pas la clarté du jour, je le sais bien, moi ; c’est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n’as pas besoin de partir encore. ROMÉO Soit ! qu’on me prenne, qu’on me mette à mort ; je suis content, si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n’est pas le regard du matin, elle n’est que le pâle reflet du front de Cynthia ; et ce n’est pas l’alouette qui frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J’ai plus le désir de rester que la volonté de partir. Vienne la mort, et elle sera bien venue !… Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme ? Causons, il n’est pas jour. JULIETTE C’est le jour, c’est le jour ! Fuis vite, va-t’en, pars c’est l’alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. On dit que l’alouette prolonge si doucement les accords ; cela n’est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l’alouette et le hideux crapaud ont changé d’yeux oh ! que n’ont-ils aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache effarés l’un à l’autre et te chasse d’ici par son hourvari matinal ! Oh ! maintenant, pars. Le jour est de plus en plus clair. ROMÉO De plus en plus clair ?… De plus en plus sombre est notre malheur. Entre la nourrice. LA NOURRICE Madame ! JULIETTE Nourrice ! LA NOURRICE Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraÃt ; soyez prudente, faites attention. La nourrice sort. JULIETTE Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie. ROMÉO Adieu, adieu ! un baiser, et je descends. Ils s’embrassent. Roméo descend. JULIETTE se penchant sur le balcon. Te voilà donc parti ? amour, seigneur, époux, ami ! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute ! Oh ! à ce compte-là , je serai bien vieille, quand je reverrai mon Roméo. ROMÉO Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de renvoyer un souvenir. JULIETTE Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais ? ROMÉO Je n’en doute pas ; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir. JULIETTE Ô Dieu ! j’ai dans l’âme un présage fatal. Maintenant que tu es en bas, tu m’apparais comme un mort au fond d’une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle. ROMÉO Crois-moi, amour, tu me sembles bien pâle aussi. L’angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu ! Roméo sort. JULIETTE Ô fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse ! Si tu es capricieuse, qu’as-tu à faire avec un homme d’aussi illustre constance ? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j’espère, et tu me le renverras. LADY CAPULET, du dehors. - Holà ! ma fille ! êtes-vous levée ? JULIETTE Qui m’appelle ? est-ce madame ma mère ? Se serait-elle couchée si tard ou levée si tôt ? Quel étrange motif l’amène ? Entre lady Capulet. LADY CAPULET Eh bien, comment êtes-vous, Juliette ? JULIETTE Je ne suis pas bien, madame. LADY CAPULET Toujours à pleurer la mort de votre cousin ?… Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes ? Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Cesse donc un chagrin raisonnable prouve l’affection ; mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse. JULIETTE Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible. LADY CAPULET Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l’ami que vous pleurez. JULIETTE Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis m’empêcher de le pleurer toujours. LADY CAPULET Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c’est moins de le savoir mort que de savoir vivant l’infâme qui l’a tué. JULIETTE Quel infâme, madame ? LADY CAPULET Eh bien ! cet infâme Roméo ! JULIETTE Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. Que Dieu lui pardonne ! Moi, je lui pardonne de tout mon cÅ“ur ; et pourtant nul homme ne navre mon cÅ“ur autant que lui. LADY CAPULET Parce qu’il vit, le traÃtre ! JULIETTE Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je chargée de venger mon cousin ! LADY CAPULET Nous obtiendrons vengeance, sois-en sûre. Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu’un à Mantoue, où vit maintenant ce vagabond banni on lui donnera une potion insolite qui l’enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j’espère que tu seras satisfaite. JULIETTE Je ne serai vraiment satisfaite que quand je verrai Roméo… supplicié, torturé est mon pauvre cÅ“ur, depuis qu’un tel parent m’est enlevé. Madame, trouvez seulement un homme pour porter le poison ; moi, je le préparerai, et si bien qu’après l’avoir pris, Roméo dormira vite en paix. Oh ! quelle horrible souffrance pour mon cÅ“ur de l’entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu’à lui, pour assouvir l’amour que je portais à mon cousin sur le corps de son meurtrier ! LADY CAPULET Trouve les moyens, toi ; moi, je trouverai l’homme. Maintenant, fille, j’ai à te dire de joyeuses nouvelles. JULIETTE La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire quelles sont ces nouvelles ? j’adjure votre Grâce. LADY CAPULET Va, va, mon enfant, tu as un excellent père ! pour te tirer de ton accablement, il a improvisé une journée de fête à laquelle tu ne t’attends pas et que je n’espérais guère. JULIETTE Quel sera cet heureux jour madame ? LADY CAPULET Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin, un galant, jeune et noble gentilhomme, le comte Paris, te mènera à l’église Saint-Pierre et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse. JULIETTE Oh ! par l’église de Saint-Pierre et par Saint Pierre lui-même, il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. Je m’étonne de tant de hâte ordonner ma noce, avant que celui qui doit être mon mari m’ait fait sa cour ! Je vous en prie, madame, dites à mon seigneur et père que je ne veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, ce sera plutôt à ce Roméo que vous savez haï de moi, qu’au comte Paris. Voilà des nouvelles en vérité. LADY CAPULET Voici votre père qui vient ; faites-lui vous-même votre réponse, et nous verrons comment il la prendra. Entrent Capulet et la nourrice. CAPULET, regardant Juliette qui sanglote. - Quand le soleil disparaÃt, la terre distille la rosée, mais, après la disparition du radieux fils de mon frère, il pleut tout de bon. Eh bien ! es-tu devenue gouttière, fillette ? Quoi, toujours des larmes ! toujours des averses ! Dans ta petite personne tu figures à la fois la barque, la mer et le vent tes yeux, que je puis comparer à la mer ont sans cesse un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la barque qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents qui, luttant de furie avec tes larmes, finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer ton corps dans la tempête… Eh bien, femme, lui avez-vous signifié notre décision ? LADY CAPULET Oui, messire ; mais elle refuse ; elle vous remercie. La folle ! je voudrais qu’elle fût mariée à son linceul !… CAPULET Doucement, je n’y suis pas, je n’y suis pas, femme. Comment ! elle refuse ! elle nous remercie et elle n’est pas fière, elle ne s’estime pas bien heureuse, tout indigne qu’elle est, d’avoir, par notre entremise, obtenu pour mari un si digne gentilhomme ! JULIETTE Je ne suis pas fière, mais reconnaissante ; fière, je ne puis l’être de ce que je hais comme un mal. Mais je suis reconnaissante du mal même qui m’est fait par amour. CAPULET Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu’est-ce que cela signifie ? Je vous remercie et je ne vous remercie pas… Je suis fière et je ne suis pas fière !… Mignonne donzelle, dispensez-moi de vos remerciements et de vos fiertés, et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain à l’église Saint Pierre en compagnie de Paris ; ou je t’y traÃnerai sur la claie, moi ! Ah ! livide charogne ! ah ! bagasse ! Ah ! face de suif ! LADY CAPULET Fi, fi ! perdez-vous le sens ? JULIETTE, s’agenouillant. - Cher père, je vous en supplie à genoux, ayez la patience de m’écouter ! rien qu’un mot ! CAPULET Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée ! Tu m’entends, rends-toi à l’église jeudi, ou évite de me rencontrer jamais face à face ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; mes doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant ; mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, et nous avons été maudits en l’ayant. Arrière, éhontée ! LA NOURRICE Que le Dieu du ciel la bénisse ! Vous avez tort, monseigneur, de la traiter ainsi. CAPULET Et pourquoi donc, dame Sagesse ?… Retenez votre langue, maÃtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères. LA NOURRICE Ce que je dis n’est pas un crime. CAPULET Au nom du ciel, bonsoir ! LA NOURRICE Peut-on pas dire un mot ? CAPULET Paix, stupide radoteuse ! Allez émettre vos sentences en buvant un bol chez une commère, car ici nous n’en avons pas besoin. LADY CAPULET Vous êtes trop brusque. CAPULET Jour de Dieu ! j’en deviendrai fou. Le jour, la nuit, à toute heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, seul ou en compagnie, mon unique souci a été de la marier ; enfin je trouve un gentilhomme de noble lignée, ayant de beaux domaines, jeune, d’une noble éducation, pétri, comme on dit, d’honorables qualités, un homme aussi accompli qu’un cÅ“ur peut le souhaiter, et il faut qu’une petite sotte pleurnicheuse, une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, réponde Je ne veux pas me marier, je ne puis aimer, je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner ! Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne ; allez paÃtre où vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. Faites-y attention, songez-y, je n’ai pas coutume de plaisanter. Jeudi approche ; mettez la main sur votre cÅ“ur, et réfléchissez. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; si tu ne l’es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. Car, sur mon âme, jamais je ne te reconnaÃtrai, et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. Compte là -dessus, réfléchis, je tiendrai parole. Il sort. JULIETTE N’y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, qui voie au fond de ma douleur ? Ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, ajournez ce mariage d’un mois, d’une semaine ! Sinon, dressez le lit nuptial dans le sombre monument où Tybalt repose ! LADY CAPULET Ne me parle plus, car je n’ai rien à te dire ; fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini. Elle sort. JULIETTE Ô mon Dieu !… Nourrice, comment empêcher cela ? Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel ; comment donc ma foi peut-elle redescendre ici-bas, tant que mon mari ne l’aura pas renvoyée du ciel en quittant la terre ?… Console-moi, conseille-moi ! Hélas ! hélas ! se peut-il que le ciel tende de pareils pièges à une créature aussi frêle que moi ! Que dis-tu ? n’as-tu pas un mot qui me soulage ? Console-moi, nourrice. LA NOURRICE Ma foi, écoutez Roméo est banni ; je gage le monde entier contre néant qu’il n’osera jamais venir vous réclamer ; s’il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. Donc, puisque tel est le cas, mon avis, c’est que vous épousiez le comte. Oh ! c’est un si aimable gentilhomme ! Roméo n’est qu’un torchon près de lui !… Un aigle, madame, n’a pas l’œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant que Paris. Maudit soit mon cÅ“ur si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage ! il vaut mieux que votre premier. Au surplus, votre premier est mort, ou autant vaudrait qu’il le fût, que de vivre sans vous être bon à rien. JULIETTE Parles-tu du fond du cÅ“ur ? LA NOURRICE Et du fond de mon âme ; sinon, malédiction à tous deux ! JULIETTE Amen ! LA NOURRICE Quoi ? JULIETTE Oh ! tu m’as merveilleusement consolée. Va dire à madame qu’ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, pour me confesser et recevoir l’absolution. LA NOURRICE Oui, certes, j’y vais. Vous faites sagement. Elle sort. JULIETTE, regardant s’éloigner la nourrice. - Ô vieille damnée ! abominable démon ! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche qui l’a exalté au-dessus de toute comparaison tant de milliers de fois… Va-t’en, conseillère ; entre toi et mon cÅ“ur il y a désormais rupture. Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; à défaut de tout autre, j’ai la ressource de mourir. Elle sort. Scène XVII. La cellule de frère Laurence. Entrent Laurence et Paris. LAURENCE Jeudi, seigneur ! le terme est bien court. PARIS Mon père Capulet le veut ainsi, et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle. LAURENCE Vous ignorez encore, dites-vous, les sentiments de la dame. Voilà une marche peu régulière ; et qui ne me plaÃt pas. PARIS Elle ne cesse de pleurer la mort de Tybalt, et c’est pourquoi je lui ai peu parlé d’amour ; car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes. Or son père voit un danger à ce qu’elle se laisse ainsi dominer par la douleur ; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage pour arrêter cette inondation de larmes. Le chagrin qui l’absorbe dans la solitude pourra se dissiper dans la société. Maintenant vous connaissez les raisons de cet empressement. LAURENCE, à part Hélas ! je connais trop celles qui devraient le ralentir ! Haut. Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule. Entre Juliette. PARIS Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme ! JULIETTE Votre femme ! Je pourrai l’être quand je pourrai être mariée. PARIS Vous pouvez et vous devez l’être, amour, jeudi prochain. JULIETTE Ce qui doit être sera. LAURENCE Voilà une vérité certaine. PARIS, à Juliette venez-vous faire votre confession à ce bon père ? JULIETTE Répondre à cela, ce serait me confesser à vous. PARIS Ne lui cachez pas que vous m’aimez. JULIETTE Je vous confesse que je l’aime. PARIS Comme vous confesserez, j’en suis sûr, que vous m’aimez. JULIETTE Si je fais cet aveu, il aura plus de prix en arrière de vous qu’en votre présence. PARIS Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage. JULIETTE Elles ont remporté là une faible victoire il n’avait pas grand charme avant leurs ravages. PARIS Ces paroles-là lui font plus d’injure que tes larmes. JULIETTE Ce n’est pas une calomnie, monsieur, c’est une vérité ; et cette vérité, je la dis à ma face. PARIS Ta beauté est à moi et tu la calomnies. JULIETTE Il se peut, car elle ne m’appartient pas…Etes-vous de loisir, saint père, en ce moment, ou reviendrai-je ce soir après vêpres ? LAURENCE J’ai tout mon loisir, pensive enfant… Mon seigneur nous aurions besoin d’être seuls. PARIS Dieu me préserve de troubler la dévotion ! Juliette, jeudi, de bon matin, j’irai vous réveiller. Jusque-là , adieu, et recueillez ce pieux baiser. Il l’embrasse et sort. JULIETTE Oh ! ferme la porte, et, cela fait, viens pleurer avec moi plus d’espoir, plus de ressource, plus de remède. LAURENCE Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, et j’ai l’esprit tendu par une anxiété inexprimable. Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, tu dois être mariée au comte. JULIETTE Ne me dis pas que tu sais cela, frère, sans me dire aussi comment je puis l’empêcher. Si dans ta sagesse tu ne trouves pas de remède, déclare seulement que ma résolution est sage, et sur-le-champ je remédie à tout avec ce couteau. Elle montre un poignard. Dieu a joint mon cÅ“ur à celui de Roméo ; toi, tu as joint nos mains ; et, avant que cette main, engagée par toi à Roméo, scelle un autre contrat, avant que mon cÅ“ur loyal, devenu perfide et traÃtre, se donne à un autre, ceci aura eu raison de tous deux. Donc, en vertu de ta longue expérience, donne-moi vite un conseil ; sinon, regarde ! entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant pour médiateur c’est lui qui arbitrera le litige que l’autorité de ton âge et de ta science n’aura pas su terminer à mon honneur Réponds-moi sans retard ; il me tarde de mourir si ta réponse ne m’indique pas de remède ! LAURENCE Arrête, ma fille ! j’entrevois une espérance possible, mais le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. Si, plutôt que d’épouser le comte Paris, tu as l’énergie de vouloir te tuer, il est probable que tu oseras affronter l’image de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède. JULIETTE Oh ! plutôt que d’épouser Paris, dis-moi de m’élancer des créneaux de cette tour là -bas, ou d’errer sur le chemin des bandits ; dis-moi de me glisser où rampent des serpents ; enchaÃne-moi avec des ours rugissants ; enferme moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d’os de morts qui s’entrechoquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés ; dis-moi d’aller, dans une fosse fraÃche remuée, m’enfouir sous le linceul avec un mort ; ordonne moi des choses dont le seul récit me faisait trembler et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester l’épouse sans tache de mon doux bien-aimé. LAURENCE Écoute alors rentre à la maison, aie l’air gai et dis que tu consens à épouser Paris. C’est demain mercredi. Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre ; une fois au lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y est distillée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et léthargique humeur le pouls suspendra son mouvement naturel et cessera de battre ; ni chaleur ni souffle n’attesteront que tu vis. Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries et ternes comme la cendre ; les fenêtres de tes yeux seront closes, comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d’action, sera roide, inflexible et froide comme la mort. Dans cet état apparent de cadavre tu resteras juste quarante-deux heures, et alors tu t’éveilleras comme d’un doux sommeil. Le matin, quand le fiancé arrivera pour hâter ton lever il te trouvera morte dans ton lit. Alors, selon l’usage de notre pays, vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cercueil découvert, tu seras transportée à l’ancien caveau où repose toute la famille des Capulets. Cependant, avant que tu sois éveillée, Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, arrivera ; lui et moi nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t’emmènera à Mantoue. Et ainsi tu seras sauvée d’un déshonneur imminent, si nul caprice futile, nulle frayeur féminine n’abat ton courage au moment de l’exécution. JULIETTE Donne ! Eh ! donne ! ne me parle pas de frayeur. LAURENCE, lui remettant la fiole. - Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux à Mantoue avec un message pour ton mari. JULIETTE Amour donne-moi ta force, et cette force me sauvera. Adieu, mon père ! Ils se séparent. Scène XVIII. Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, lady Capulet, la nourrice et des valets. CAPULET, remettant un papier au premier valet. - Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont écrits ici. Le valet sort. Au second valet. Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles. DEUXIÈME VALET Vous n’en aurez que de bons, monsieur, car je m’assurerai d’abord s’ils se lèchent les doigts. CAPULET Et comment t’assureras-tu par là de leur savoir-faire ? DEUXIÈME VALET Pardine, monsieur, C’est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas. CAPULET Bon, va-t’en. Le valet sort. Nous allons être pris au dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence ? LA NOURRICE Oui, ma foi. CAPULET Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La friponne est si maussade, si opiniâtre. Entre Juliette. LA NOURRICE Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse. CAPULET Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ? JULIETTE Chez quelqu’un qui m’a appris à me repentir de ma coupable résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m’a enjoint de me prosterner à vos pieds, et de vous demander pardon… Elle s’agenouille devant son père.Pardon, je vous en conjure ! Désormais, je me laisserai régir entièrement par vous. CAPULET Qu’on aille chercher le comte, et qu’on l’instruise de ceci. Je veux que ce nÅ“ud soit noué dès demain matin. JULIETTE J’ai rencontré le jeune Comte à la cellule de Florence, et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les bornes de la modestie. CAPULET Ah ! j’en suis bien aise… Voilà qui est bien… relève-toi. Juliette se relève.Les choses sont comme elles doivent être… Il faut que je voie le comte. Morbleu, qu’on aille le chercher, vous dis-je. Ah ! pardieu ! c’est un saint homme que ce révérend père, et toute notre cité lui est bien redevable. JULIETTE Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet ? Vous m’aiderez à ranger les parures que vous trouverez convenables pour ma toilette de demain. LADY CAPULET Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps. CAPULET Va, nourrice, Va avec elle. Juliette Sort avec la nourrice. — À lady Capulet.Nous irons à l’église demain. LADY CAPULET Nous serons pris à court pour les préparatifs il est presque nuit déjà . CAPULET Bah ! je vais me remuer, et tout ira bien, je te le garantis, femme ! Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer ; je ne me coucherai pas cette nuit… Laisse-moi seul ; c’est moi qui ferai la ménagère cette fois… Holà !… Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte Paris le prévenir pour demain. J’ai le cÅ“ur étonnamment allègre, depuis que cette petite folle est venue à résipiscence. Ils sortent. Scène XIX. La chambre à coucher de Juliette. Entrent Juliette et la nourrice. JULIETTE Oui, c’est la toilette qu’il faut… Mais, gentille nourrice, laisse-moi seule cette nuit, je t’en prie car j’ai besoin de beaucoup prier pour décider le ciel à sourire à mon existence, qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché. Entre lady Capulet. LADY CAPULET Allons, êtes-vous encore occupées ? avez-vous besoin de mon aide ? JULIETTE Non, madame ; nous avons choisi tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; car j’en suis sûre, vous avez trop d’ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pressantes. LADY CAPULET Bonne nuit ! Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as besoin. Lady Capulet sort avec la nourrice. JULIETTE Adieu !… Dieu sait quand nous nous reverrons. Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines et y glace presque la chaleur vitale… Je vais les rappeler pour me rassurer. Nourrice !… qu’a-t-elle à faire ici ? Il faut que je joue seule mon horrible scène. Prenant la fiole que Laurence lui a donnée. À moi, fiole !… Eh quoi ! si ce breuvage n’agissait pas ! serais-je donc mariée demain matin ?… Non, non. Voici qui l’empêcherait… Repose ici, toi. Elle met un couteau à côté de son lit. Et si c’était un poison que le moine m’eût subtilement administré pour me faire mourir afin de ne pas être déshonorée par ce mariage, lui qui m’a déjà mariée à Roméo ? J’ai peur de cela ; mais non, c’est impossible il a toujours été reconnu pour un saint homme… Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m’éveillais avant le moment où Roméo doit venir me délivrer ! Ah ! l’effroyable chose ! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau dont la bouche hideuse n’aspire jamais un air pur et mourir suffoquée avant que Roméo n’arrive ? Ou même, si je vis, n’est-il pas probable que l’horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu… En effet ce caveau est l’ancien réceptacle où depuis bien des siècles sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis ; où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre pourrit sous son linceul ; où, dit-on, à certaines heures de la nuit, les esprits s’assemblent ! Hélas ! hélas ! n’est-il pas probable que, réveillée avant l’heure, au milieu d’exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… Oh ! si je m’éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée de toutes ces horreurs ? Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, arracher de son linceul Tybalt mutilé, et, dans ce délire, saisissant l’os de quelque grand-parent comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée ! Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête ! Elle porte la fiole à ses lèvres. Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire ! je bois à toi. Elle se jette sur son lit derrière un rideau. Scène XX. Une salle dans la maison de Capulet. Le jour se lève. Entrent lady Capulet et la nourrice. LADY CAPULET, donnant un trousseau de clefs à la nourrice. Tenez, nourrice, prenez ces clefs et allez chercher d’autres épices. LA NOURRICE On demande des dattes et des coings pour la pâtisserie. Entre Capulet. CAPULET Allons ! debout ! debout ! debout ! le coq a chanté deux fois ; le couvre-feu a sonné ; il est trois heures. À Lady Capulet. Ayez l’œil aux fours, bonne Angélique, et qu’on n’épargne rien. LA NOURRICE, à Capulet Allez, allez, cogne-fétu, allez vous mettre au lit ; ma parole, vous serez malade demain d’avoir veillé cette nuit. CAPULET Nenni, nenni. Bah ! j’ai déjà passé des nuits entières pour de moindres motifs, et je n’ai jamais été malade. LADY CAPULET Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ; mais je veillerai désormais à ce que vous ne veilliez plus ainsi. Lady Capulet et la nourrice sortent. CAPULET Jalousie ! jalousie ! Des valets passent portant des broches, des bûches et des paniers. Au premier valet. Eh bien, l’ami, qu’est-ce que tout ça ? PREMIER VALET Monsieur, c’est pour le cuisinier, mais je ne sais trop ce que c’est. CAPULET Hâte-toi, hâte-toi. Sort le premier valet. Au deuxième valet. Maraud, apporte des bûches plus sèches, appelle Pierre, il te montrera où il y en a. DEUXIÈME VALET J’ai assez de tête, monsieur, pour suffire aux bûches sans déranger Pierre. Il sort. CAPULET Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin ! Ah ! je te proclame roi des bûches… Ma foi, il est jour Le comte va être ici tout à l’heure avec la musique, car il me l’a promis. Bruit d’instruments qui se rapprochent. Je l’entends qui s’avance… Nourrice ! Femme ! Holà ! nourrice, allons donc ! Entre la nourrice. CAPULET Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; je vais causer avec Paris… Vite, hâtez-vous, hâtez-vous ! le fiancé est déjà arrivé ; hâtez-vous, vous dis-je. Tous sortent. Scène XXI. La chambre à coucher de Juliette. Entre la nourrice. LA NOURRICE, appelant — Madame ! allons, madame !… Juliette !… Elle dort profondément, je le garantis… Eh bien, agneau ! eh bien, maÃtresse !… Fi, paresseuse !… Allons, amour allons ! Madame ! mon cher cÅ“ur ! Allons, la mariée ! Quoi, pas un mot !… Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j’en réponds, le comte a pris son parti de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne ! Jésus Marie ! comme elle dort ! Il faut que je l’éveille… Madame ! madame ! madame ! Oui, que le comte vous surprenne au lit ; c’est lui qui vous secouera, ma foi… Elle tire les rideaux du lit et découvre Juliette étendue et immobile. Est-il possible ! — Quoi ! toute vêtue, toute parée, et recouchée ! Il faut que je la réveille… Madame ! madame ! madame ! — O malheur ! faut-il que je sois jamais née !… — Holà , de l’eau-de-vie !… Monseigneur ! Madame ! Entre lady Capulet. LADY CAPULET — Quel est ce bruit ? LA NOURRICE Ô jour lamentable ! LADY CAPULET Qu’y a-t-il ? LA NOURRICE, montrant le lit Regardez, regardez ! Ô jour désolant ! LADY CAPULET Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! Au secours ! au secours ! appelez au secours ! Entre Capulet CAPULET Par pudeur, amenez Juliette, son mari est arrivé. LA NOURRICE Elle est morte, décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu ! LADY CAPULET Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte ! CAPULET, s’approchant de Juliette Ah ! que je la voie !… C’est fini, hélas ! elle est froide ! Son sang est arrêté et ses membres sont roides. La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. La mort est sur elle, comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave. LA NOURRICE Ô jour lamentable ! LADY CAPULET Douloureux moment ! CAPULET La mort qui me l’a prise pour me faire gémir enchaÃne ma langue et ne me laisse pas parler. Entrent frère Laurence et Paris suivis de musiciens. LAURENCE Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l’église ? CAPULET Prête à y aller, mais pour n’en pas revenir ! À Paris. Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre. PARIS N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu’elle me donnât un pareil spectacle ! LADY CAPULET Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! Heure la plus atroce qu’ait jamais vue le temps dans le cours laborieux de son pèlerinage ! Rien qu’une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu’un seul être pour me réjouir et me consoler et la mort cruelle l’arrache de mes bras ! LA NOURRICE Ô douleur ! Ô douloureux, douloureux, douloureux jour ! Jour lamentable ! jour le plus douloureux que jamais, jamais j’aie vu ! Ô jour ! Ô jour ! Ô jour ! Ô jour odieux ! Jamais jour ne fut plus sombre ! Ô jour douloureux ! Ô jour douloureux ! PARIS Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! Oui, détestable mort, déçue par toi, ruinée par toi, cruelle, cruelle ! Ô mon amour ! ma vie !… Non, tu n’es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort ! CAPULET Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue détruire, détruire notre solennité ?… Ô mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! Quoi, tu es morte !… Hélas ! mon enfant est morte, et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies ! LAURENCE Silence, n’avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux désespérés n’est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous partagiez cette belle enfant ; maintenant le ciel l’a tout entière, et pour elle c’est tant mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel garde sa part dans l’éternelle vie. Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez ; c’était le ciel pour vous de la voir s’élever et vous pleurez maintenant qu’elle s’élève au-dessus des nuages, jusqu’au ciel même ! Oh ! vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fous en voyant qu’elle est bien. De vivre longtemps mariée, ce n’est pas être bien mariée ; la mieux mariée est celle qui meurt jeune. Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, portez-la dans sa plus belle parure à l’église. Car bien que la faible nature nous force tous à pleurer, les larmes de la nature font sourire la raison. CAPULET Tous nos préparatifs de fête se changent en appareil funèbre notre concert devient un glas mélancolique ; notre repas de noces, un triste banquet d’obsèques ; nos hymnes solennelles, des chants lugubres. Notre bouquet nuptial sert pour une morte, et tout change de destination. LAURENCE Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, et vous aussi, messire Paris ; que chacun se prépare à escorter cette belle enfant jusqu’à son tombeau. Le ciel s’appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; ne l’irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême. Sortent Capulet, lady Capulet, Paris et Frère Laurence. PREMIER MUSICIEN Nous pouvons serrer nos flûtes et partir. LA NOURRICE Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; car comme vous voyez, la situation est lamentable. PREMIER MUSICIEN Oui, et je voudrais qu’on pût l’amender Sort la nourrice. Entre Pierre. PIERRE Musiciens ! oh ! musiciens, vite Gaieté du cÅ“ur ! Gaieté du cÅ“ur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cÅ“ur ! PREMIER MUSICIEN Et pourquoi Gaieté du cÅ“ur ? PIERRE Ô musiciens ! parce que mon cÅ“ur lui-même joue l’air de Mon cÅ“ur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler. DEUXIÈME MUSICIEN Pas la moindre complainte ; ce n’est pas le moment de jouer à présent. PIERRE Vous ne voulez pas, alors ? LES MUSICIENS Non. PIERRE Alors vous allez l’avoir solide. PREMIER MUSICIEN Qu’est-ce que nous allons avoir ? PIERRE Ce n’est pas de l’argent, Morbleu, c’est une raclée, méchants racleurs ! PREMIER MUSICIEN Méchant valet ! PIERRE Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa dièses, moi, sur les épaules, notez bien. PREMIER MUSICIEN En nous donnant le fa dièse, c’est vous qui nous noterez. DEUXIÈME MUSICIEN Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit. PIERRE En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l’esprit et rengainer ma pointe d’acier.. Ripostez-moi en hommes. Il chante. Quand une douleur poignante blesse le cÅ“ur Et qu’une morne tristesse accable l’esprit, Alors la musique au son argentin… Pourquoi son argentin ? Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ? Répondez, Simon Corde-à -Boyau ! PREMIER MUSICIEN Eh ! parce que l’argent a le son fort doux. PIERRE Joli ! Répondez, vous, Hugues Rebec ! DEUXIÈME MUSICIEN La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent. PIERRE Joli aussi !… Répondez, vous, Jacques Serpent. TROISIEME MUSICIEN Ma foi, je ne sais que dire. PIERRE Oh ! j’implore votre pardon vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l’or. Il chante. Alors la musique au son argentin Apporte promptement le remède. Il sort. PREMIER MUSICIEN Voilà un fieffé coquin ! DEUXIÈME MUSICIEN Qu’il aille se faire pendre !… Sortons, nous autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dÃner. Ils sortent. Scène XXII. Mantoue. Une rue. Entre Roméo. ROMÉO Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, mes rêves m’annoncent l’arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cÅ“ur siège sereine sur son trône ; et, depuis ce matin, une allégresse singulière m’élève au-dessus de terre par de riantes pensées. J’ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !, puis, qu’à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j’étais empereur. Ciel ! combien doit être douce la possession de l’amour, si son ombre est déjà si prodigue de joies ! Entre Balthazar chaussé de bottes. ROMÉO Des nouvelles de Vérone !… Eh bien, Balthazar, est-ce que tu ne m’apportes pas de lettre du moine ? Comment va ma dame ? Mon père est-il bien ? Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ; car si ma Juliette est heureuse, il n’existe pas de malheur. BALTHAZAR Elle est heureuse, il n’existe donc pas de malheur. Son corps repose dans le tombeau des Capulets, et son âme immortelle vit avec les anges. Je l’ai vu déposer dans le caveau de sa famille, et j’ai pris aussitôt la poste pour vous l’annoncer. Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces tristes nouvelles je remplis l’office dont vous m’aviez chargé, monsieur. ROMÉO Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !… À Balthazar Tu sais où je loge procure-moi de l’encre et du papier, et loue des chevaux de poste je pars d’ici ce soir. BALTHAZAR Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. Votre pâleur, votre air hagard annoncent quelque catastrophe. ROMÉO Bah ! tu te trompes !… Laisse-moi et fais ce que je te dis est-ce que tu n’as pas de lettre du moine pour moi ? BALTHAZAR Non, mon bon seigneur. ROMÉO N’importe va-t’en, et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ. Sort Balthazar Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. Cherchons le moyen… Ô destruction ! comme tu t’offres vite à la pensée des hommes désespérés ! Je me souviens d’un apothicaire qui demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais sous sa guenille, occupé, le sourcil froncé, à cueillir des simples ; il avait la mine amaigrie ; l’âpre misère l’avait usé jusqu’aux os. Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, un alligator empaillé et des peaux de poissons monstrueux ; sur ses planches, une chétive collection de boÃtes vides, des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de roses étaient épars çà et là pour faire étalage. Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même Si un homme avait besoin de poison, bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. Oh ! je pressentais alors mon besoin présent ; il faut que ce besogneux m’en vende… Autant qu’il m’en souvient, ce doit être ici sa demeure ; comme c’est fête aujourd’hui, la boutique du misérable est fermée… Holà ! l’apothicaire ! Une porte s’ouvre. ParaÃt l’apothicaire. L’APOTHICAIRE Qui donc appelle si fort ? ROMÉO Viens ici, l’ami… Je vois que tu es pauvre ; tiens, voici quarante ducats ; donne-moi une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique qui, à peine dispersée dans les veines de l’homme las de vivre, le fasse tomber mort, et qui chasse du corps le souffle aussi violemment, aussi rapidement que la flamme renvoie la poudre des entrailles fatales du canon ! L’APOTHICAIRE J’ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue, c’est la mort pour qui les débite. ROMÉO Quoi ! tu es dans ce dénuement et dans cette misère, et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; le dégoût et la misère pendent à tes épaules. Le monde ne t’est point ami, ni la loi du monde ; le monde n’a pas fait sa loi pour t’enrichir ; viole-la donc, cesse d’être pauvre et prends ceci. Il lui montre sa bourse. L’APOTHICAIRE Ma pauvreté consent, mais non ma volonté. ROMÉO Je paye ta pauvreté, et non ta volonté. L’APOTHICAIRE Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié immédiatement. ROMÉO, lui jetant sa bourse. - Voici ton or ; ce poison est plus funeste à l’âme des hommes, il commet plus de meurtres dans cet odieux monde que ces pauvres mixtures que tu n’as pas le droit de vendre. C’est moi qui te vends du poison ; tu ne m’en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse. Servant la fiole que l’apothicaire lui a remise. Ceci, du poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi au tombeau de Juliette ; c’est là que tu dois me servir Ils se séparent. Scène XXIII. La cellule de Frère Laurence. Entre Frère Jean. JEAN Saint franciscain ! mon frère, holà ! LAURENCE Ce doit être la voix de Frère Jean. De Mantoue sois le bienvenu. Que dit Roméo ?… A-t-il écrit ? Alors donne-moi sa lettre. JEAN J’étais allé à la recherche d’un frère déchaussé de notre ordre, qui devait m’accompagner et je l’avais trouvé ici dans la cité en train de visiter les malades ; mais les inspecteurs de la ville, nous ayant rencontrés tous deux dans une maison qu’ils soupçonnaient infectée de la peste, en ont fermé les portes et n’ont pas voulu nous laisser sortir. C’est ainsi qu’a été empêché mon départ pour Mantoue. LAURENCE Qui donc a porté ma lettre à Roméo ? JEAN La voici. Je n’ai pas pu t’envoyer, ni me procurer un messager pour te la rapporter tant la contagion effrayait tout le monde. LAURENCE Malheureux événement ! Par notre confrérie ce n’était pas une lettre insignifiante, c’était un message d’une haute importance, et ce retard peut produire de grands malheurs. Frère Jean, va me chercher un levier de fer, et apporte le-moi sur-le-champ dans ma cellule. JEAN Frère, je vais te l’apporter Il sort. LAURENCE Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ; dans trois heures la belle Juliette s’éveillera. Elle me maudira, parce que Roméo n’a pas été prévenu de ce qui est arrivé ; mais je vais récrire à Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu’à la venue de Roméo. Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d’un mort ! Il sort. Scène XXIV. Vérone Un cimetière au milieu duquel s’élève le tombeau des Capulets. Entre Paris suivi de son page qui porte une torche et des fleurs. PARIS Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l’écart… Mais, non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. Va te coucher sous ces ifs là -bas, en appliquant ton oreille contre la terre sonore ; aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, tant de fois amolli et foulé par la bêche du fossoyeur sans que tu l’entendes tu siffleras, pour m’avertir, si tu entends approcher quelqu’un… Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va. LE PAGE, à part. — J’ai presque peur de rester seul ici dans le cimetière ; pourtant je me risque. Il se retire. PARIS — Douce fleur, je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, dont le dais, hélas ! est fait de poussière et de pierres ; je viendrai chaque nuit les arroser d’eau douce, ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots ; oui, je veux célébrer tes funérailles en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer Lueur d’une torche et bruit de pas au loin. Le page siffle. — Le page m’avertit que quelqu’un approche. Quel est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit et trouble les rites funèbres de mon amour ?… Eh quoi ! une torche !… Nuit, voile-moi un instant. Il se cache. Entre Roméo, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche et un levier. ROMÉO Donne-moi cette pioche et ce croc d’acier. Remettant un papier au page. Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure, aie soin de la remettre à mon seigneur et père… Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre quoi que tu voies ou entendes, reste à l’écart et ne m’interromps pas dans mes actes. Si je descends dans cette alcôve de la mort c’est pour contempler les traits de ma dame, mais surtout pour détacher de son doigt inerte un anneau précieux, un anneau que je dois employer à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t’en… Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier ce que je veux faire, par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment elle est plus terrible et plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante. BALTHAZAR Je m’en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas. ROMÉO C’est ainsi que tu me prouveras ton dévouement… Lui jetant sa bourse. Prends ceci vis et prospère… Adieu, cher enfant. BALTHAZAR, à part N’importe. Je vais me cacher aux alentours ; sa mine m’effraye, et je suis inquiet sur ses intentions. Il se retire. ROMÉO, prenant le levier et allant au tombeau. - Horrible gueule, matrice de la mort, gorgée de ce que la terre a de plus précieux, je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie ! Il enfonce la porte du monument. PARIS C’est ce banni, ce Montague hautain qui a tué le cousin de ma bien-aimée la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu’on suppose. Il vient ici pour faire quelque infâme outrage aux cadavres je vais l’arrêter.. Il s’avance. Suspends ta besogne, impie, vil Montague la vengeance peut-elle se poursuivre au-delà de la mort ? Misérable condamné, je t’arrête. Obéis et viens avec moi ; car il faut que tu meures. ROMÉO Il le faut en effet, et c’est pour cela que je suis venu ici… Bon jeune homme, ne tente pas un désespéré, sauve-toi d’ici et laisse-moi… Montrant les tombeaux. Songe à tous ces morts, et recule épouvanté… Je t’en supplie, jeune homme, ne charge pas ma tête d’un péché nouveau en me poussant à la fureur.. Oh ! va-t’en. Par le ciel, je t’aime plus que moi-même, car c’est contre moi-même que je viens ici armé. Ne reste pas, va-t’en ; vis, et dis plus tard que la pitié d’un furieux t’a forcé de fuir. PARIS, l’épée à la main. - Je brave ta commisération, et je t’arrête ici comme félon. ROMÉO Tu veux donc me provoquer ? Eh bien, à toi, enfant. Ils se battent. LE PAGE Ô ciel ! ils se battent je vais appeler le guet. Il sort en courant. PARIS, tombant Oh ! je suis tué !… Si tu es généreux, ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette. Il expire. ROMÉO Sur ma foi, je le ferai. Se penchant sur le cadavre. Examinons cette figure un parent de Mercutio, le noble comte Paris ! Que m’a donc dit mon valet ? Mon âme, bouleversée, n’y a pas fait attention… Nous étions à cheval… Il me contait, je crois, que Paris devait épouser Juliette. M’a-t-il dit cela, ou l’ai-je rêvé ? Ou, en l’entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie de m’imaginer cela ? Prenant le cadavre par le bras. Oh ! donne-moi ta main, toi que l’âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre ! Je vais t’ensevelir dans un tombeau triomphal… Un tombeau ? oh ! non, jeune victime, c’est un Louvre splendide, car Juliette y repose, et sa beauté fait de ce caveau une salle de fête illuminée. Il dépose Paris dans le monument. Mort, repose ici, enterré par un mort. Que de fois les hommes à l’agonie ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, comme disent ceux qui les soignent… Ah ! comment comparer ceci à un éclair ? Contemplant le corps de Juliette. Mon amour ! ma femme ! La mort qui a sucé le miel de ton haleine n’a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté elle ne t’a pas conquise ; la flamme de la beauté est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n’est pas encore déployé là … Allant à un autre cercueil. Tybalt ! te voilà donc couché dans ton linceul sanglant ! Oh ! que puis-je faire de plus pour toi ? De cette même main qui faucha ta jeunesse, je vais abattre celle de ton ennemi. Pardonne-moi, cousin. Revenant sur ses pas. Ah ! chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux et que l’affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te posséder ?… Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! c’est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde… Tenant le corps embrassé. Un dernier regard, mes yeux ! bras, une dernière étreinte ! et vous, lèvres, vous, portes de l’haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur ! Saisissant la fiole. Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite ! lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée ! Il boit le poison. Oh ! l’apothicaire ne m’a pas trompé ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser ! Il expire en embrassant Juliette. Frère Laurence paraÃt à l’autre extrémité du cimetière, avec une lanterne, un levier et une bêche. LAURENCE Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes ! Il rencontre Balthazar étendu à terre. Qui est là ? BALTHAZAR, se relevant. - Un ami ! quelqu’un qui vous connaÃt bien. LAURENCE, montrant le tombeau des Capulets. - Soyez béni !… Dites-moi, mon bon ami, quelle est cette torche là -bas qui prête sa lumière inutile aux larves et aux crânes sans yeux ? Il me semble qu’elle brûle dans le monument des Capulets. BALTHAZAR En effet, saint prêtre ; il y a là mon maÃtre, quelqu’un que vous aimez. LAURENCE Qui donc ? BALTHAZAR Roméo. LAURENCE Combien de temps a-t-il été là ? BALTHAZAR Une grande demi-heure. LAURENCE Viens avec moi au caveau. BALTHAZAR Je n’ose pas, messire. Mon maÃtre croit que je suis parti ; il m’a menacé de mort en termes effrayants, si je restais à épier ses actes. LAURENCE Reste donc, j’irai seul… L’inquiétude me prend oh ! je crains bien quelque malheur. BALTHAZAR Comme je dormais ici sous cet if, j’ai rêvé que mon maÃtre se battait avec un autre homme et que mon maÃtre le tuait. LAURENCE, allant vers le tombeau. - Roméo ! Dirigeant la lumière de sa lanterne sur l’entrée du tombeau. Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache le seuil de pierre de ce sépulcre ? Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre lueur sur ce lieu de paix ? Il entre dans le monument. Roméo ! Oh ! qu’il est pâle !… Quel est cet autre ? Quoi, Paris aussi ! baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle est donc coupable de cette lamentable catastrophe ?… Éclairant Juliette. Elle remue ! Juliette s’éveille et se soulève. JULIETTE Ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle bien en quel lieu je dois être m’y voici… Mais où est Roméo ? Rumeur au loin. LAURENCE J’entends du bruit… Ma fille, quitte ce nid de mort, de contagion, de sommeil contre nature. Un pouvoir au-dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein, et voici Paris. Viens, je te placerai dans une communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! le guet arrive… Allons, viens, chère Juliette. La rumeur se rapproche. Je n’ose rester plus longtemps. Il sort du tombeau et disparaÃt. JULIETTE Va, sors d’ici, car je ne m’en irai pas, moi. Qu’est ceci ? Une coupe qu’étreint la main de mon bien-aimé ? C’est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. L’égoïste ! il a tout bu ! il n’a pas laissé une goutte amie pour m’aider à le rejoindre ! Je veux baiser tes lèvres peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir… Elle l’embrasse. Tes lèvres sont chaudes ! PREMIER GARDE, derrière le théâtre Conduis-nous, page… De quel côté ? JULIETTE Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! Saisissant le poignard de Roméo. Ô heureux poignard ! voici ton fourreau… Elle se frappe. Rouille-toi là et laisse-moi mourir ! Elle tombe sur le corps de Roméo et expire. Entre le guet, conduit par le page de Paris. LE PAGE, montrant le tombeau. - Voilà l’endroit, là où la torche brûle. PREMIER GARDE, à l’entrée du tombeau Le sol est sanglant. Qu’on fouille le cimetière. Allez, plusieurs, et arrêtez qui vous trouverez. Des gardes sortent. Spectacle navrant ! Voici le comte assassiné… et Juliette en sang !… chaude encore !… morte il n’y a qu’un moment, elle qui était ensevelie depuis deux jours !… Allez prévenir le prince, courez chez les Capulets, réveillez les Montagues… que d’autres aillent aux recherches ! D’autres gardes sortent. Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous ces désastres ; mais les causes qui ont donné lieu à ces désastres lamentables, nous ne pouvons les découvrir sans une enquête. Entrent quelques gardes, ramenant Balthazar.. DEUXIÈME GARDE Voici le valet de Roméo, nous l’avons trouvé dans le cimetière. PREMIER GARDE Tenez-le sous bonne garde jusqu’à l’arrivée du prince. Entre un garde, ramenant Frère Laurence.. TROISIÈME GARDE Voici un moine qui tremble, soupire et pleure. Nous lui avons pris ce levier et cette bêche, comme il venait de ce côté du cimetière. PREMIER GARDE Graves présomptions ! Retenez aussi ce moine. Le jour commence à poindre. Entrent le prince et sa suite. LE PRINCE Quel est le malheur matinal qui enlève ainsi notre personne à son repos ? Entrent Capulet, lady Capulet et leur suite.. CAPULET Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ? LADY CAPULET Le peuple dans les rues crie Roméo !… Juliette !… Paris !… et tous accourent, en jetant l’alarme, vers notre monument. LE PRINCE D’où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ? PREMIER GARDE, montrant les cadavres. - Mon souverain, voici le comte Paris assassiné ; voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu’on pleurait, chaude encore et tout récemment tuée. LE PRINCE Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s’est fait cet horrible massacre. PREMIER GARDE Voici un moine, et le valet du défunt Roméo ; ils ont été trouvés munis des instruments nécessaires pour ouvrir la tombe de ces morts. CAPULET Ô Ciel !… Oh ! vois donc, femme, notre fille est en sang !… Ce poignard s’est mépris… Tiens ! sa gaine est restée vide au flanc du Montague, et il s’est égaré dans la poitrine de ma fille ! LADY CAPULET Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas qui appelle ma vieillesse au sépulcre. Entrent Montague et sa suite. LE PRINCE Approche, Montague tu t’es levé avant l’heure pour voir ton fils, ton héritier couché avant l’heure. MONTAGUE Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. L’exil de son fils l’a suffoquée de douleur ! Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ? LE PRINCE, montrant le tombeau Regarde, et tu verras. MONTAGUE, reconnaissant Roméo Malappris ! Y a-t-il donc bienséance à prendre le pas sur ton père dans la tombe ? LE PRINCE Fermez la bouche aux imprécations, jusqu’à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères, et en connaÃtre la source, la cause et l’enchaÃnement. Alors c’est moi qui mènerai votre deuil, et qui le conduirai, s’il le faut, jusqu’à la mort. En attendant, contenez-vous, et que l’affection s’asservisse à la patience… Produisez ceux qu’on soupçonne. Les gardes amènent Laurence et Balthazar. LAURENCE Tout impuissant que j’ai été, c’est moi qui suis le plus suspect, puisque l’heure et le lieu s’accordent à m’imputer cet horrible meurtre ; me voici, prêt à m’accuser et à me défendre, prêt à m’absoudre en me condamnant. LE PRINCE Dis donc vite ce que tu sais sur ceci. LAURENCE Je serai bref, car le peu de souffle qui me reste ne suffirait pas à un récit prolixe. Roméo, ici gisant, était l’époux de Juliette ; et Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. Je les avais mariés le jour de leur mariage secret fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort prématurée proscrivit de cette cité le nouvel époux. C’était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette. À Capulet. Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille, vous l’aviez fiancée, et vous vouliez la marier de force au comte Paris. Sur ce, elle est venue à moi, et, d’un air effaré, m’a dit de trouver un moyen pour la soustraire à ce second mariage ; sinon, elle voulait se tuer là , dans ma cellule. Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis un narcotique qui a agi, comme je m’y attendais, en lui donnant l’apparence de la mort. Cependant j’ai écrit à Roméo d’arriver dès cette nuit fatale, pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, au moment où l’effet du breuvage cesserait. Mais celui qui était chargé de ma lettre, Frère Jean, a été retenu par un accident, et me l’a rapportée hier soir. Alors tout seul, à l’heure fixée d’avance pour le réveil de Juliette, je me suis rendu au caveau des Capulets, dans l’intention de l’emmener et de la recueillir dans ma cellule jusqu’à ce qu’il me fût possible de prévenir Roméo. Mais quand je suis arrivé quelques minutes avant le moment de son réveil, j’ai trouvé ici le noble Paris et le fidèle Roméo prématurément couchés dans le sépulcre. Elle s’éveille, je la conjure de partir et de supporter ce coup du ciel avec patience… Aussitôt un bruit alarmant me chasse de la tombe ; Juliette, désespérée, refuse de me suivre et c’est sans doute alors qu’elle s’est fait violence à elle-même. Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur est arrivé par ma faute, que ma vieille vie soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, à la rigueur des lois les plus sévères. LE PRINCE Nous t’avons toujours connu pour un saint homme… Où est le valet de Roméo ? Qu’a-t-il à dire ? BALTHAZAR J’ai porté à mon maÃtre la nouvelle de la mort de Juliette ; aussitôt il a pris la poste, a quitté Mantoue et est venu dans ce cimetière, à ce monument. Là , il m’a chargé de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici et entrant dans le caveau, m’a ordonné sous peine de mort de partir et de le laisser seul. LE PRINCE, prenant le papier que tient Balthazar - Donne moi cette lettre, je veux la voir… Où est le page du comte, celui qui a appelé le guet ? Maraud, qu’est-ce que ton maÃtre a fait ici ? LE PAGE Il est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée et m’a dit de me tenir à l’écart, ce que j’ai fait. Bientôt un homme avec une lumière est arrivé pour ouvrir la tombe ; et, quelques instants après, mon maÃtre a tiré l’épée contre lui ; et c’est alors que j’ai couru appeler le guet. LE PRINCE, jetant les yeux sur la lettre Cette lettre confirme les paroles du moine… Voilà tout le récit de leurs amours… Il a appris qu’elle était morte ; aussitôt, écrit-il, il a acheté du poison chez un pauvre apothicaire et sur-le-champ s’est rendu dans ce caveau pour y mourir et reposer près de Juliette. Regardant autour de lui. Où sont-ils, ces ennemis ? Capulet ! Montague ! Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine pour tuer vos joies, il se sert de l’amour !… Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, j’ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis. CAPULET Ô Montague, mon frère, donne-moi ta main. Il serre la main de Montague. Voici le douaire de ma fille ; je n’ai rien à te demander de plus. MONTAGUE Mais moi, j’ai à te donner plus encore. Je veux dresser une statue de ta fille en or pur. Tant que Vérone gardera son nom, il n’existera pas de figure plus honorée que celle de la loyale et fidèle Juliette. CAPULET Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur pauvres victimes de nos inimitiés ! LE PRINCE Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, le soleil se voile la face de douleur. Partons pour causer encore de ces tristes choses. Il y aura des graciés et des punis. Car jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo. Tous sortent.
adieu adieu je pars sans détourner les yeux